Forum de la Démocratie : le gap se creuse

Le Forum 2022 est-il conscient des ségrégations montantes ?

de Valérie Dubach
Le Forum Mondial de la Démocratie parle d' »espoir » au Conseil de l’Europe. En ce mois d’automne 2022 où l’Europe se regarde le nombril (le ministre Olivier Véran engage l’hémicycle du conseil de l’Europe à voir les côtés positifs de nos démocraties), la seule certitude est qu’il va falloir lutter contre les ségrégations montantes. Au forum de la démocratie du 7 au 9 novembre 2022, un fossé effrayant s’est fait jour, par les ségrégations qui montent, qui montent. Le fossé devait rester aux lisières mais semble se creuser un sillon au sein même de nos territoires. Le gap c’est quoi ? Sans doute les effets de la distance, de l’indifférence, du déni, du rejet, de la diabolisation, qui laissent une grande part des habitants de cette terre avec ce sentiment d’être devant un fossé. Le Lab 3 du forum a décliné trois initiatives qui ne parlent que de ça : la narration semblerait pouvoir combler ce fossé par des canaux dont seul l’humain a le secret.

La session plénière titrait « du déclin à la renaissance »

L’espoir ?

Alors que la question de l’espoir, s’agissant du futur de notre belle démocratie, plus précisément de son poids actuel dans les esprits, se posait tout à coup, des voix ont bien été entendues au dernier forum à Strasbourg. Grâce à des initiatives innovantes, elles seront plus largement entendues à l’avenir. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’espoir, sinon de paix ? Paix des ménages, paix des citoyens, paix des nations.

Écouter et entendre les voix des « autres » pour préparer la paix

Les pays hors de l’Europe ont rappelé que le forum était un forum mondial, ramenant les intervenants issus de l’Europe à élever le regard pour voir plus loin que la conjoncture pluri-problématique du centre du monde qu’est l’Europe. Les trois initiatives du Lab 3 du FMD (Forum Mondial de la Démocratie) postulent que l’écoute, l’expression, l’écho des paroles des « autres », qui mènent à la reconnaissance, sont une promesse de renaissance. Quoi de plus élémentaire pour préparer la paix ?

Ben Phillips, directeur de campagnes d’Oxfam

Auteur du livre « How to fight inequality and why that fight needs you », il affirme que la narration, le témoignage, le partage des expérience renforce le pouvoir et le moral des activistes luttant pour des causes centrales comme les inégalités. Ce livre est un témoignage et ses pages de remerciement vont autant aux protagonistes de ses histoires qu’à ceux qui lui ont demandé ces histoires. Tous ces récits sont autant de preuves qu’il ne faut pas même penser à baisser les bras. »J’ai commencé à partager quelques-unes de ces histoires dans des interviews et ensuite dans des articles parce qu’on me disait qu’entendre ces autres histoires de luttes, retours en arrière et victoires dans le combat contre les inégalités avait un vrai impact positif. » (extrait du livre How to fight inequality and why that fight needs you).

Ben Phillips à l’université de Manchester, interviewé par le Global Development institute

Les autres

Le regard des « autres », comme aime à les appeler l’autrice Shumona Sinha qui s’en réclame elle-même non sans tristesse, car l’autrice se plaint d’être exotisée en tant qu’artiste, les voix de ceux ou celles qui peut-être ne sont pas blancs, ou n’ont pas de papiers, ou migrent et n’ont pas de sol où se reposer, pourront exprimer leurs images mentale et leurs parcours sur des supports accueillants et sécurisés. Les initiatives Tarikhi et Mind the gap, qui font la part belle à la narration constituent déjà des collections de récits ouverts à tous et toutes. Le projet Concrete Jungle qui ouvre sur les banlieues créatives mais beaucoup trop isolées, et donc sourdes aux chants de la démocratie qui les laisse pour l’instant sur le carreau, vise à trouver des auditeurs pour le trap et le drill, formes de musique issues du rap.

L’outil très puissant de la narration

C’est du côté de l’écriture, de l’expression de sa vie, que les émissaires présentant les trois candidatures au concours annuel de l’innovation en matière de démocratie, ont cherché l’outil du salut. Que ce soit dans les interviews mentorées de Tarhiki, les récits artistiques de Mind The Gap, ou les reportages photos de Marco Garofalo, tout est question de raconter, comprendre, pargager des réalités cachées, peu accessibles, même parfois pour les narrateurs eux-mêmes. La parole fait resurgir le passé en donnant un sens aux événements.

De plus en plus de laissé.e.s pour compte

La question un peu vague et générale de l’espoir, lancé pour thème du dernier FMD, a au moins ouvert les yeux s’il était besoin sur tous les domaines où la démocratie s’effrite. En premier lieu : il y a trop de laissé.e.s pour compte, et depuis trop longtemps. Les études intersectionnelles sur les minorités ont permis de préciser lesquelles sont potentiellement prioritaires.

Les trois projets du Lab3

1/ Le projet Mind the gap (attention au fossé)

« Écrire notre fossé, notre gouffre, notre sentiment de ne pas être à notre place, de manquer de quelque chose… Nous vivons tous avec un fossé », c’est Rasha Shaaban qui s’exprime au micro du Lab 3 du forum de la Démocratie 2022, en ce mardi 8 novembre 2022. Son projet, rien moins que des musées de culture du monde !

« Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous-mêmes uniquement en en parlant. Et c’est en en parlant que nous apprenons à être humains. » Hannah Arendt

Le programme Mind the Gap : créer un espace de dialogue sûr et diversifié pour des personnes issues de milieux culturels différents afin de promouvoir une citoyenneté active, réfléchir aux lacunes repérées dans la vie quotidienne.

Mind the Gap a établi plusieurs partenaires régionaux avec des organisations créatives au Royaume-Uni, en Égypte, en Jordanie, au Liban et dans la région de la mer Baltique.

L’exposition Mind the Gap se visite au World Culture Museum de Göteborg. Les musées nationaux des cultures du monde (Suède) veulent faciliter l’inclusion, l’égalité, le dialogue interculturel et la citoyenneté active, par le biais de récits numériques et de performances artistiques. Ils étudient comment les écarts entre nos vies peuvent nous rapprocher les uns des autres.

Les musées de culture du monde travaillent avec des personnes ordinaires et des jeunes créatifs qui sont prêts à partager leur histoire sur ce qui manque dans leur vie et dans la société en général. Leur champ d’action régional est principalement le Moyen-Orient (Égypte) mais aussi l’Europe.

La justice a gagné, mais l’écriture se place en deuxième

Si la coupe a été décernée cette année au projet Astrea Justice – Justice Code Foundation Trust, Zimbabwe, le projet Mind the Gap avec sa fondatrice Rasha Shaaban se positionnera en deuxième.

Nul doute que l’écriture est porteuse, que l’outil le plus accessible, le plus salvateur, le plus porteur de dignité et de fierté est le stylo, car il témoigne.

Qu’entendez-vous par « fossé » ?

« Un écart (gap) est quelque chose qui est déconnecté. Une perturbation. Une pièce vide. Quelque chose qui manque. Un vide rend parfois difficile de saisir la totalité d’un événement de la vie. Nous vivons tous avec un vide. Certains d’entre nous en sont conscients. Certains d’entre nous ne le sont pas. Les lacunes sont contextuelles et dépendent de l’endroit où nous nous trouvons à ce moment-là. Ils peuvent être douloureux. Mais elles peuvent aussi faire partie du cours normal de notre vie. » Racha Shaaban, fondatrice et productrice de Mind the gap, qui bénéficie des deux nationalités suédoise et égyptienne. Son initiative a commencé quand elle s’est posé la question : « Où sont les Suédois ? On ne les voit pas ! » Elle a donc conceptualisé cette mise à l’écart des immigrants dans des lieux éloignés, mais aussi ce fossé qui se creuse dans les têtes des personnes racisées, stigmatisées, mises de côté, invisibilisées.

Elisabeth Punzi, psychologue

Pour bien faire comprendre ce qu’est le « gap », Elisabeth Punzi, psychologue et professeur associé au département de psychologie de l’université de Göteborg, s’exprime dans la vidéo suivante :

 

Le gap expliqué par Elisabeth Punzi

Pourquoi la narration numérique ?

La narration est antérieure à l’écriture. C’est une forme d’art unique pour exprimer dans le jargon quotidien nos sentiments et nos expériences. La narration est une forme de démocratie. Elle donne une voix libre à ceux qui ne sont pas entendus.

Tout le monde peut raconter une histoire. Nous sommes tellement accros aux histoires que notre esprit reste debout toute la nuit à se raconter des histoires pendant notre sommeil (The Storytelling Animal de Jonathan Gottschall). Lorsque vous racontez une histoire, vous pouvez obtenir une compréhension à la fois pour vous-même et pour les autres, et cela donne un sens et un contexte à nos expériences. La narration numérique est une forme et une pratique des médias participatifs dans laquelle la technologie des médias numériques est utilisée pour créer et partager des histoires autobiographiques de personnes ordinaires.

Pour plus d’informations sur le programme, veuillez contacter le producteur du programme : rasha.shaaban(at)varldskulturmuseerna.se.

2/ Le projet Tarikhi

Aux côtés de Rasha Shaaban, une autre fervente passeuse de récits, de paroles et de toute forme d’art : Reem Maghribi, avec son projet Takhiri (terme arabe pour « Mon histoire ») au sein de l’organisation sharq.org. Des interviews menées par des individus qui sont aussi touchés par les récits et le moment de parole, que les interviewés et les auditeurs spectateurs. Tout procède de la libération par le récit autobiographique, une méthode bien connue, mais ni encore assez explorée ni suffisamment promue.

3/ Le projet Concrete Jungle de Marco Garofalo

Le milanais Marc Garofalo arpente les banlieues des capitales du monde pour y recueillir l’expression des jeunes en détresse, isolés, ignorés, mais qui font oeuvre à travers leurs musiques. Leurs textes scandés racontent leur quotidien dans une langue aussi étrange qu’universellement partagée… dans les banlieues du monde exclusivement.

Un artiste français qui se produira le 3 décembre à Strasbourg à l’Espace Django Reinhardt. :

Furax Barbarossa – A l’isolement 🎤 DIGITAL TOUR #1 – YouTube
Furax Barbarossa | A l’isolement – RapMusic (Full Album 2020) – YouTube
Furax Barbarossa – MONA LISA – YouTube

 

Le lauréat de l’innovation 2022

Astrea Justice – Justice Code Foundation Trust, Zimbabwe. 

Ce projet permet de diffuser la justice jusqu’au coeur des villages africains, en présentiel et en virtuel.

Trois initiatives ont été retenues – parmi la trentaine présentée lors du Forum – pour le vote final :
  • Le mouvement « Nouveau Type de Citoyens » ONG Nouveau Type de Citoyens (NTC), Benin (Lab 2)
  • Mind the Gap National Museums of World Culture, Suède (Statens Museer för Världskultur) (Lab 3)
  • Astrea Justice – Justice Code Foundation Trust, Zimbabwe (Lab 5)
 

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