La tribune de François Héran, professeur au Collège de France à la chaire « Migration et sociétés », n’est pas passée inaperçue lors de sa parution dans Le Monde du 8 novembre 2022.
Il est sans doute nécessaire qu’un spécialiste du sujet, à l’instar du démographe Hervé Lebras, tienne à signaler, voire à rappeler les chiffres qui doivent faire référence, s’agissant des migrations, des déplacements, des franchissement de frontières, et surtout de cette mutation actuelle qui voit planétairement les gens bouger. Les infographies de l’INSEE sont également une bonne base de réflexion à ce sujet.
Sommaire
Les chiffres des déplacements
François Héran rappelle, chiffres à l’appui, à quel point l’immigration est limitée, bien en-deçà de la place qu’elle occupe dans l’espace public :
« Si le chiffre d’une progression de 62% d’immigrés dans le monde a de quoi interpeler, celle du continent européen est cependant en deçà. Bien sûr, l’Europe du Sud et l’Europe du Nord ont des progressions qui s’envolent, respectivement de +181% et +121%, +75% pour l’Allemagne et l’Autriche, +100% pour l’Irlande, mais cette progression est moindre pour la France avec seulement +58%.
Elle affiche +39% d’immigrés sur vingt années, qui représentent 10,3% de la population selon l’INSEE. »
Il est presqu’impossible de contrecarrer « une évolution inscrite dans la dynamique mondiale », nous dit François Héran.
Les titres de séjour
Mais encore, le professeur au collège de France note que l’augmentation de 37% de 2005 à 2021 comporte une part importante (54%) d’étudiants. Quant au titre associé au travail, il représente 27% de ce chiffre. Le refuge n’a donc qu’une part résiduelle : 24%.
Et de poursuivre que l’objet des passions, à savoir le regroupement familial, a reculé de 10% depuis 2005 ! Seules douze mille personnes par an sont bénéficiaires de ce titre de séjour, soit 40% de l’ensemble des titres.
Un autre objet des passions, le titre pour « liens personnels et familiaux » n’atteint que onze mille bénéficiaires par an, qui pour 40% d’entre eux sont en France depuis dix ans, selon l’enquête Elipa 2.
Et ces deux derniers titres qui font trembler l’opinion stagnent en fait depuis une dizaine d’années.
L’appel d’air
Et même si appel d’air il y avait, il ne ferait pas de la France un pays attractif. Les migrants qui sont montrés du doigt sont en fait des migrants pour la Grande-Bretagne que cette dernière l’oblige la France à repousser. Si la France était un eldorado, pourquoi n’est-elle qu’au 25ème rang des pays européens pour la proportion d’immigrés nés dans l’Union ?
Des proportions dérisoires de l’asile
Les cris et vociférations de la droite politique est une montagne qui accouche d’une souris. La France n’est pas le « champion de l’asile » en Europe, loin s’en faut. Les chiffres des effectifs accueillis sont plus de dix fois inférieurs à ceux de l’Allemagne par exemple pour les Syriens et les Irakiens. Ce pays riche qu’est la France, pesant 17% dans le PIB de l’Union Européenne et comptant 15% de sa population, ne peut pas vraiment s’enorgueillir d’être une terre d’accueil.
Les exceptions vis-à-vis de l’appel d’air
L’appel d’air semble un sujet récurrent dans les discours xénophobes français, sauf bien sûr pour ce qui est de la récente « protection temporaire » à plus de 100 000 Ukrainiens, qui néanmoins n’est pas spectaculaire au vu des chiffres de ces mêmes exilés dans les pays européens limitrophes.
La France pays européen a pris sa part dans l’enregistrement des demande d’asile mais…
Si la France bat des records en terme d’enregistrement des demandes d’asile (18%), elle bat aussi le record de rejets de ces demandes : les trois quarts.
Elle émet des OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) dont seulement 15% sont exécutés, autrement dit, la France n’a pas les moyens de sa politique migratoire.
Est-ce bien cela que les Français souhaitent ?
La production successive de nouvelles lois pour davantage brider et court-circuiter les velléités d’obtenir des droits ainsi que des titres de séjours, ne peut pas enlever les recours et les réponses que ne manqueront pas de susciter ces nouvelles lois ayant pour but d’accélérer les expulsions, mais qui, au contraire, retardent tous les processus, y compris ceux appartenant à la vie quotidienne des requérants.
Le coût financier et humain
Quand on sait qu’avec plus de 100 000 requêtes introduites en 2021, le contentieux des étrangers représente désormais plus de 40 % de l’activité des tribunaux, on se demande en quoi les demandeurs sont si dangereux pour générer tant de frais. On s’affole alors d’observer que c’est sans être seulement intégrés, et donc dans les situations humaines limites que l’on ne sait pas suffisamment, qu’ils coûtent le plus cher aux contribuables français. L’État français semble arc bouté sur un point de vue unique de méfiance de l’autre, alors que d’autres points de vue seraient pertinents, comme celui de l’immigration à travers le prisme écologique.
Le mieux ennemi du bien
La loi étant la loi, le droit de réponse au byzantinisme procédural accouche d’un sur-byzantinisme de réaction. Là où le bât blesse est que, comme l’expriment les propos du Conseil d’État cités par François Héran dans sa tribune : « on ne peut décider du sort des gens sans respecter un droit de recours et un minimum de délai. »
Nous ne sommes plus au temps de la crise économique et morale des années 1930
François Héran évoque dans sa tribune comment, dans la France des années 1930, on expulsait par trains entiers plus de 100 000 Polonais, recrutés quinze ans plus tôt dans les houillères. Ces derniers n’avaient pas de droit de recours.
C’est l’apparition des droits de l’homme, au sortir de la deuxième guerre mondiale, qui a donné des droits aux expulsés.
La question de fond
François Héran vise dans sa tribune la couture même qui baille et montre ce qui devrait donner honte, là où dogmatisme et pragmatisme se déchirent : « Reste la question de fond. L’OQTF a-t-elle encore du sens quand elle s’obstine à expulser des personnes qui ont prouvé de facto leur aptitude à s’intégrer dans le système économique et dans la vie locale ? ».
Ne pas laisser le temps créer des droits
Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin le déplore : « Il se passe parfois deux ans avant que la personne ne soit expulsable (…) Il ne faut pas laisser le temps de créer des droits qui viendraient contredire des décisions prises légitimement par les préfectures » (Le Monde du 2 novembre).
Et empêcher l’intégration…
Et François Héran de remarquer que « en condensant ainsi cet argument, M. Darmanin en fait ressortir l’absurdité : c’est l’aveu involontaire d’une politique visant à empêcher l’intégration. Or quel meilleur juge y a-t-il en matière d’intégration que le temps ? Si un jeune sous OQTF réussit à passer un CAP ou un BTS, s’il donne satisfaction à son employeur et rend service à la communauté locale, où est le problème ? ». Le problème ne serait-il pas simplement un racisme qui ne se dit pas ?
Les métiers en tension
Dans la même veine que celle qui criminalise les « migrants » et les « sans-papiers », l’exercice de leur donner du travail est naturellement dévolu au Ministère de l’Intérieur qui a récupéré cette tâche du Ministère du Travail. Il convenait pour le gouvernement de passer par le ministre Darmanin pour s’adresser à tous ces impétrants suspects avec une rigueur de circonstance, dont seul le maître des polices est capable. Est-il judicieux de mettre un ministre de l’Intérieur face à des données provenant d’un autre ministère, qu’il ne maîtrise pas forcément ?
Tout ça pour dire que
« L’impuissance de la politique migratoire ne tient pas tant au manque de volonté ou de moyens, mais à la démesure des objectifs. »
C’est ce que François Héran affirme dans sa tribune en guise de conclusion, invoquant immaturité et naïveté de la part de l’État français face aux réalités migratoires, une posture qui selon lui s’est endurcie en déni.