Sommaire
À quoi servent les contes ?
On trouve dans les contes la trace d’époques où les valeurs en cours étaient différentes. Mais les grandes lignes de ce qui nous stimule et nous motive s’y retrouvent aussi comme la trace ADN de nos ancêtres, puisque nos pensées sont faites de leur passé.
WOKE contre WASP
Dans « La fiancée blanche et la noire » de Grimm se trouve, au-delà de la forme (rythme, contines) propre aux récits destinés aux enfants, un caractère récurrent de nos esprits humains : l’installation de la binarité. Dès le titre sont annoncées les valeurs en cours dans l’époque où le conte fut écrit, certainement pour consolider ces dernières. La fiancée blanche va être aimée par le prince, la noire punie sévèrement. Le mal s’extériorise dans le conte dans la couleur de la peau, noire. On sait que si la révolution française a peu libéré les femmes, s’est peu souciée des handicapés, elle avait abordé la binarité blanc-noir dans sa constitution et celle de ses colonies. Elle donnait des droits notamment à ceux qu’elle appelait les hommes libres de couleur.
Mais ce n’est qu’à la faveur du cosmopolitisme, ce brassage né à la naissance des mégapoles, que la différence faite entre la couleur et le blanc étendra la réflexion et suscitera une vraie déconstruction mentale, car les blancs y seront moins grossièrement séparés géographiquement des colorés qu’à l’époque des colonies et des zoos humains. Le lieu des villes est en quelque sorte le moment de vérité en regard des textes des Droits de l’Homme et du Citoyen, car c’est le théâtre miniature du rapport hiérarchisé par la couleur de la peau. À l’époque du conte de Grimm, les valeurs étaient sans doute non réfléchies par des sociétés aspirant à l’homogénéité, mais on peut légitimement penser qu’elles étaient nécessaires pour justifier les colonisations. La binarité homme-femme, débattue avec virulence jusqu’à aboutir à des individus se déclarant « non binaire », c’est-à-dire « iel », ni homme ni femme, a fait long feu pour des personnes ayant réussi à se délivrer de chaines que seules elles ressentaient intimement. Les autres n’ont qu’à accepter leur identité vierge. La binarité blanc-noir, combattue par la société WOKE, n’est manifestement qu’au début du chemin pour aboutir à un résultat équivalent. Pour que les personnes non-blanches puissant ressentir aussi cette virginité, il faudra que la réflexion s’étende au-delà des seuls intéressés : les Métèques, les Basanés, les Noirs, les Africains, les Maghrébins, les Japonais, les Chinois, les Peaux-rouges, les Esquimaux, tous ceux qui ont à souffrir d’être vus comme noir, qui eux-mêmes se voient comme « noirs », simplement parce qu’ils ne sont pas blancs. Tous ceux qui ont à craindre des blancs. N’étant pas blancs, ils supposent à juste titre qu’ils ne seront jamais la « crème » de l’humanité, qui reste pour un moment encore l’homme blanc protestant : le WASP.
Hommes « de couleur » c’est-à-dire tous les « non blancs »
On a vu dernièrement une prise de conscience au sujet de la binarité de genre qui régente nos sociétés, partout dans le monde, une évidence remise en question, débusquée dans un angle mort de la pensée, comme toute évidence culturellement structurelle. En attendant cette levée de voile, des drames se sont joués dans le non-dit, dans la peur de remettre en question un ordre qui administre jusqu’à chaque seconde de notre vie quotidienne. Il en a fallu du courage et de la détermination pour oser déchirer ce tissu de mensonges trempés dans la tradition. Le mouvement METOO comme une déferlante, un élan pris de longue date, les réseaux sociaux, ou simplement la maturation de la société civile, ont soulevé la couverture sur ce nid de serpents qui hante la vie, non seulement des femmes, mais aussi des hommes. C’était un nid de dénégation de la valeur des femmes et de déni des femmes elles-mêmes. Lorsque des récits ont pu être faits, écrits, partagés, les mots ont alors pu devenir des outils de libération, ont exorcisé les effets maléfiques de cette vieille tradition. Une autre binarité reste à dénoncer : la binarité blanc-noir. Une société non binaire, non plus suivant ses préférences sexuelles, mais selon la couleur de peau, devrait être le vœu de ceux qui souhaitent un avenir digne de cette promesse de démocratie qui fait envie à tous les habitants de la terre, quoiqu’ils ou elles en disent, lorsqu’ils peignent la diversité des couleurs de la décadence. L’égalité, la fraternité et la liberté ne vaudront que si cette binarité-là est levée.
Le monde dans une conforteresse d’Alain Damasio : Entrer dans la couleur
Interview
Titres de l’album :
Concert intégral (festival Numeric Games): https://www.facebook.com/numerikgames/videos/2844908142494446 (le concert à proprement parler commence à la minute 12:00)
Le conte de Grimm
LA FIANCÉE BLANCHE ET LA NOIRE
Nouveaux contes de Jacob GRIMM, né en 1785 à Hanau en Allemagne
Une femme alla aux champs couper du fourrage avec sa fille et sa fillâtre. Alors vint le Bon Dieu déguisé en pauvre homme qui leur demanda : « Où est le chemin qui mène au village ? — Si vous voulez le savoir, dit la mère, cherchez-le-vous-même », et la fille ajouta : « Si vous craignez de ne pas trouver, prenez un guide. » La belle-fille, quant à elle, dit « Pauvre homme, je vais te conduire. Viens avec moi. » Alors le Bon Dieu fut pris de colère contre la mère et la fille, tourna le dos et les maudit : elles devaient devenir noires comme la nuit et laides comme le péché. Mais Dieu fut clément avec la pauvre belle-fille et alla avec elle et quand ils furent proches du village, il prononça sur elle une bénédiction et dit : Choisis trois choses, je te les accorderai. » Alors la jeune fille parla : « J’aimerais devenir belle et pure comme le soleil » ; aussitôt elle devint blanche et belle comme le jour. « Ensuite, je voudrais avoir une bourse qui ne serait jamais vide » que le Bon Dieu lui donna aussi, mais il dit : « N’oublie pas le souverain bien. » Elle dit « Je souhaite troisièmement aller dans l’éternel empire des cieux après ma mort. » Cela lui fut aussi accordé et alors le Bon Dieu se sépara d’elle. Quand la marâtre avec sa fille rentra au logis et vit que toutes deux étaient noires comme le charbon et laides, mais la fillâtre blanche et belle, la malice s’enfla dans leur cœur et elles n’eurent d’autre pensée que de lui faire du mal. Mais la fille avait un frère du nom de Reginer qu’elle aimait beaucoup et elle lui racontait tout ce qui était arrivé. Alors Reginer lui parla un jour : « Chère sœur, je veux peindre ton portrait afin de t’avoir constamment sous les yeux, car mon amour pour toi est si grand que je voudrais te regarder toujours. » Alors elle répondit : « Mais je te prie, ne laisse personne voir l’image. » Il peignit donc sa sœur et accrocha le tableau dans sa chambre ; or il habitait le palais du roi, parce qu’il était cocher à son service. Tous les jours il allait se mettre devant et remerciait Dieu du bonheur de sa chère sœur. Or précisément le roi, chez qui il servait, venait de perdre son épouse et elle avait été si belle qu’on n’en pouvait trouver aucune qui lui ressemblât, et de ce fait le roi était dans une grande tristesse. Mais les serviteurs de la cour remarquèrent que le cocher s’arrêtait chaque jour devant la belle image, l’envièrent et le dirent au roi. Alors celui-ci se fit apporter l’image, et quand il vit qu’en tout elle ressemblait à sa défunte femme, qu’elle était seulement plus belle, il s’éprit d’elle à en mourir. Il fit comparaître le cocher et demanda qui représentait le tableau. Le cocher dit que c’était sa sœur; alors le roi résolut de n’en prendre aucune autre pour épouse, lui donna coche et chevaux et de superbes robes d’or et l’envoya chercher la fiancée qu’il avait choisie. Quand Reginer arriva porteur du message, sa sœur se réjouit; seulement la noire fut jalouse de cette chance, s’irrita au-delà de toute mesure et dit à sa mère : « A quoi bon tous vos pouvoirs, puisque vous ne pouvez me procurer une chance pareille. — Tais-toi, dit la vieille, je tournerai ça en ta faveur. » Et par ses artifices de sorcière elle troubla la vue du cocher si bien qu’il fut à demi aveugle et à la blanche elle aboucha les oreilles si bien qu’elle fut à moitié sourde. Là-dessus, elles montèrent dans la voiture, d’abord la fiancée en superbes vêtements royaux, puis la belle-mère avec sa fille, et Reginer était sur le siège du cocher pour conduire. Alors qu’ils étaient en route depuis quelque temps, le cocher s’écria :
Couvre-toi, ma petite sœur,
Que la pluie ne te mouille,
Que le vent ne te poudre
Pour venir belle devant le roi.
La fiancée demanda : « Que dit mon cher frère ?
—Ah ! dit la vieille, il a dit que tu devais ôter la robe dorée et la donner à ta sœur. »
Alors elle l’ôta et la donna à la noire qui lui donna en échange un méchant sarrau gris. Ils poursuivirent ainsi leur route ; au bout d’un instant, le frère s’écria encore
Couvre-toi, ma petite sœur,
Que la pluie ne te mouille,
Que le vent ne te poudre
Peur venir belle devant le roi.
Mais la fiancée demanda : « Que dit mon cher frère ?
—Ah ! dit la vieille, il a dit que tu regardes hors de la voiture. »
Mais justement ils passaient sur un pont franchissant une eau profonde. Comme la fiancée se leva et se pencha hors de la voiture, les deux la poussèrent dehors si bien qu’elle tomba au milieu de l’eau. Quand elle fut engloutie, au même instant une cane blanche surgit du miroir d’eau et descendit la rivière à la nage. Le frère ne s’était aperçu de rien et continua sa route jusqu’à l’arrivée à la cour. Là il amena au roi la noire comme étant sa sœur et crut qu’elle l’était vraiment, car il avait comme un voile devant les yeux et qu’il voyait pourtant luire les habits dorés. Le roi, quand il aperçut la laideur sans fond de sa prétendue fiancée, fut très fâché et commanda qu’on jetât le cocher dans une fosse pleine de couleuvres et de reptiles. La vieille sorcière sut cependant à tel point captiver le roi et, par ses pouvoirs, lui aveugler les yeux qu’il la garda avec sa fille, car elle lui semblait, ma foi, passable et qu’il l’épousa pour de bon.
Un soir, pendant que la mariée noire était sur les genoux du roi, une cane blanche entra dans la cuisine à la nage par la rigole de l’évier et dit au marmiton :
Petit garçon, allume du feu, allume,
Que je me réchauffe les plumes.
C’est ce que fit le marmiton; et il alluma un feu sur l’âtre; alors la cane vint se placer à côté, se secoua et lissa ses plumes avec son bec. Pendant qu’elle était là à se prélasser, elle demanda :
Que fait mon frère Reginer ?
Le marmiton répondit :
Dans la fosse; il est dedans
Avec couleuvres et serpents.
Elle demanda encore :
Que fait la sorcière noire au logis ?
Le marmiton répondit :
Le roi dans son lit la tient et la mignarde bien.
Dit la cane : « Dieu les garde ! », et s’en alla par la rigole d’évier.
Le lendemain soir, elle revint et posa les mêmes questions et le troisième soir encore une fois. Alors le marmiton ne put garder cela plus longtemps sur le cœur; il alla trouver le roi et lui découvrit tout.
Mais le roi voulut voir lui-même, y alla le lendemain et, quand la cane passa la tête par la rigole d’évier, il prit son épée et lui coupa le cou ; alors soudain elle fut changée en la plus belle des jeunes filles et ressemblait exactement au portrait que son frère avait fait d’elle. Le roi fut plein de joie; et parce qu’elle était là toute mouillée, il fit apporter des vêtements précieux et l’en fit vêtir. Alors elle lui raconta comment elle avait été abusée par dol et tromperie et finalement précipitée dans la rivière, et sa première prière fut que son frère fût retiré de la fosse aux serpents. Et quand le roi eut exaucé cette prière, il alla dans la chambre où était la vieille sorcière et demanda : « Que mérite quiconque a fait ceci et cela? » Et il raconta ce qui était arrivé. Elle fut aveuglée au point qu’elle ne se douta de rien et dit : « Elle mérite qu’on la mette nue dans un tonneau plein de clous, qu’on attelle un cheval au tonneau et qu’on envoie le cheval au loin. » Tout cela fut fait pour elle et sa fille noire. Mais le roi épousa la blanche et belle fiancée et récompensa le fidèle frère en faisant de lui un homme riche et considéré.