« Le chant des vivants » de Cécile Allégra

Un documentaire où l'art thérapie fait merveille

de Valérie Dubach

Le documentaire de Cécile Allégra « Le chant des vivants » est sorti en fin d’année 2022. Il a été diffusé sur plusieurs canaux, mais aussi dans les salles de cinéma, en projections spéciales, souvent en présence de la réalisatrice.

Trois projections à Strasbourg, d’autres à Saverne, Sélestat, Mulhouse…

À Strasbourg, à partir du 13 février 2023, deux projections ont été programmées au cinéma Star (1), rue du Jeu-des-enfants. Sur l’invitation du collectif « Pour une autre politique migratoire », les associations le MRAP, la Cimade et d’autres, la réalisatrice Cécile Allegra (association Limbo (2)) a fait au spectateurs l’honneur de sa présence.

Ce qu’elle a révélé à la salle à l’issue du film a particulièrement surpris l’auditoire. Il faut croire que cela ait un peu concerné les spectateurs et les spectatrices, puisque l’affluence de la projection du lendemain en a rendu nécessaire une troisième.

Écran dans la salle de projection du cinéma Star Strasbourg
Tous les intervenants dans l’invitation de Cécile Allégra et le projet de projection du film indiqués sur l’écran

Ce qu’a révélé Cécile Allégra

La réalisatrice a été témoin pour la première fois de l’existence de ces camps au Sinaï(3), qu’elle avait qualifié à l’époque de « camps de concentration ». En réaction au choc que cette découverte lui valut, elle coréalisera en 2015 avec Delphine Deloget le film « Voyage en barbarie (4) ». Le film reçut le prix Albert Londres la même année. 

Hantise et nécessité

L’horreur en temps réel non relayée par les médias, une équation qui pour l’heure tient toujours vif l’aiguillon de sa lutte, fait revenir la réalisatrice avec ce documentaire plus grand public qu’est « Le chant des vivants ». Peut-être la rudesse de « Voyage en barbarie » lui a-t-elle semblé être un obstacle à une transmission plus large de son propos. Et de fait, le film « Le Chant des vivants » a cette faculté de perturber et de tout en même temps charmer les spectateurs. Les chants (5), l’art en général, interviennent là où les évocations se montrent trop âpre.

Médias lointaines

Les états européens savent et tolèrent

L’évocation des tortures dans les geôles libyennes contre rançon est un fait que les médias, à dessein, par indifférence, ou par dégoût, ne rapportent pas, ou si peu. Ce qui est sûr, c’est que les politiques migratoires européennes sont complices et avisées de ces systèmes, comme l’explique Claire Rodier dans son ouvrage « Xenophoby business »(6). Dans la mesure où ce sont elles qui installent toutes les conditions pour que systèmes et crimes contre l’humanité soient possibles, par la formation que l’Europe dispense à ceux qui sont chargés du refoulement, , mais aussi dans la fourniture d’équipement, d’outils hi tech de surveillance et de contrôle, il serait peut-être malvenu de la part des médias de mettre le doigt dessus.

Les passeurs : un discours

Elles préfèrent mettre en avant la « lutte contre les passeurs », dans un schéma facile à comprendre, présentable, même si peu représentatif de la réalité de terrain. Cécile Allegra et son équipe ont néanmoins communiqué dans un nombre non négligeable de support médiatiques. (Liste ICI)

Texte | Bailo, bénéficiaire de l’association LIMBO – Musique | Mathias Duplessy

La responsabilité des politiques migratoires européennes

Car ce sont les dispositions migratoires européennes elles-mêmes qui pérennisent les trafics, pendant que leur bras armé l’agence Frontex voit son budget enfler d’année en année. Par leur obsession du refoulement, la délégation de leurs responsabilités à des pays desquels de surcroit elle conditionne son aide au développement, l’Europe se rend criminelle par contumace. Cachée derrière ses mandataires scélérats (bouchers et tortionnaires d’Égypte, du Maroc, de Lybie), c’est encore elle qui distribue les cartons rouges, toujours « convaincue de vertu ». Pour combien de temps ?

Dans les médias

Une voix s’élève

Le footballeur anglais Gary Lineker (7) est l’un des rares à avoir défrayé la chronique de l’ensemble des médias européens en qualifiant le langage de son ministre Rishi Sunak de « […] pas dissimilaire à celui utilisé par l’Allemagne dans les années 1930 […].

Silence des médias nationaux, sur fond d’alertes de la part des ONG et des associations caritatives

Les puits d’informations traitant de l’horreur de ce qui se passe aux frontières avec la complicité des pays européens ne se comptent que dans les organes de communication des associations et des ONG. Les faits et actualités sont relayées abondamment par les sites de Médecins sans Frontières, Amnesty International, Terre Solidaire, Info migrants, Alarmphone Sahara. Egalement, des institutions spécialisées comme l’OIM  et le UNHCR, des chaines nationales comme France 24 ou Arte  sont susceptibles de constituer des ressources fiables et passionnantes. Toutes ces instances savent de quoi elles parlent, contrairement à certains chantres de la fermeté à l’adresse des étrangers.

600 000 victimes

C’est Médecins sans frontières qui a fait le chiffrage des 600 000 victimes de ce trafic particulièrement horrifique. Ce sont des tortures, des viols et autres atrocités, qui sont avérés. Et bien sûr des conditions de rétention dans le froid et la chaleur, la soif, affamés, sans soins, sans hygiène, c’est tout cela que supportent les jeunes itinérants et itinérantes provenant de l’Afrique sub-saharienne. Ces âmes errantes arrivées à la frontière libyenne, marocaine, égyptienne, la police et l’armée ne les sauvent ni ne les soignent : elles les capturent. Missionnés par les états membres de l’union européenne (8) pour régler les problèmes de flux migratoire, ils font abjectement fructifier leur mission.

Texte | Chérif, bénéficiaire de l’association LIMBO – Musique | Mathias Duplessy

Indifférence aux Droits de l’Homme, dans et hors de l’Europe, s’agissant des rescapés et survivants

De l’Europe, déléguer la surveillance et la gestion des frontières en échange de gratifications financières, est toute la bonne idée. C’est ainsi que l’aide au développement (9), mais aussi la promesse d’équipements Hi Tech, de formation des polices, et bien d’autres compensations, viennent exonérer les 28 de leur besogne impossible, ficelés qu’ils sont par leurs règles des droits de l’homme. Les pays non lestés par de telles règles y trouvent une tâche doublement rémunératrice, officiellement et clandestinement.

Des tortionnaires qui ont trouvé mieux que l’esclavage

Dans leur système, la traite pour le travail est réservée aux mieux portants. Selon Cécile Allégra, les autres, après les traitements cruels, se trouvent parfois ne plus pouvoir se déplacer que sur leurs coudes et leurs genoux.

Ouvrir un dossier pour crime contre l’humanité

La journaliste et réalisatrice, alertée par ce qui se passe les camps du Sinaï (10) avant 2014, et constatant que ces camps se multiplient, aimerait que ces agissements fassent l’objet de l’ouverture d’un dossier pour crime contre l’humanité. Le fait que de jeunes Africains et Africaines soient vendus pour être torturés contre rançon pendant des mois, voire des années, ne doit pas rester impuni.

Des communautés entières mises à sac au moyen du chantage à la torture

Appelées lors des sévices en direct au téléphone, les familles se ruinent pour payer. Ce sont villages et communautés, y compris parmi la diaspora, qui sont asséchés et ruinés. Quant aux jeunes, ceux et celles qui en sortent vivants, c’est pour eux un traumatisme à vie.

Des traumatismes

Le moyen du documentaire

Par le documentaire « Le Chant des vivants », Cécile Allégra veut sensibiliser le public sur les traumatismes que supportent les survivants de ces parcours. Certaines expériences vécues sont parfois synonymes de supplices, qui laissent jeunes filles et jeunes hommes comme morts psychiquement. On découvre dans certains passages du film des psychismes qui ne savent plus comment être vivants, de personnes ayant vu d’autres mourir à leurs côtés, souvent des êtres chers. Lourdes des images de leurs routes respectives, mais hantées aussi par leur vies d’avant, avec courage, les victimes devront se pencher sur leurs blessures douloureuses. Ils et elles sont d’accord pour faire ce pas difficile, car c’est dans ce but que l’invitation dans l’Abbaye de Conques leur a été adressée par Cécile Allégra et l’équipe de Limbo.

L’art thérapie (11)

L’équipe

Un musicien, une psychanalyste, une danseuse, et d’autres intervenants, tentent de leur offrir assez de sécurité pour permettre une ouverture.

Car la confiance est la condition sans laquelle un travail thérapeutique par le chant ne peut être abordé.  

Le musicien et compositeur Mathias Duplessy (12), faisant montre de souplesse et d’écoute, qualités premières chez ce musicien, sera à même de saisir les mots et les arranger dans des refrains qui feront de nouveaux habits aux âmes torturées.

L’alchimie

C’est bien une alchimie qui réussit à renverser ce qui s’apparentait à l’errance, de ces êtres piégés dans une obscurité mortifère. Dans leur quotidien fissuré par les troubles post traumatiques, le manque d’espoir, la solitude hantée par la mort des autres, ils n’arrivaient plus à parler d’eux-mêmes et de leur histoire. Le travail s’est avéré prodigieux tout en se montrant ordinaire. Que l’art thérapie puisse causer de petits miracles, voilà qui n’est pas nouveau. Cécile Allégra entourée d’une équipe de personnes initiées et volontaires a réussi à redonner à tous les participants leurs mots. Ils ont par la suite tous réussi à obtenir des droits, forts de leurs récits désormais cohérents, audibles, lisibles.

Empathie et humanité

L’empathie et l’humanité ont fait le reste. Un extrait du dossier de presse évoque l’esprit du projet : « 

Un extrait du dossier de presse du film « Le chant des vivants » : « Jour après jour les jeunes participent chaque jour à un atelier d’art-thérapie, autour de la danse, la musique, le théâtre… Le reste de la semaine est constitué de visites chez des artisans, d’activités en plein air, d’expérience de vie en communauté. Peu à peu, ces hommes et ces femmes commencent à revenir à la vie ».

« Nous sommes vivants »

Et maintenant ?

Les mots sont sortis, sont de sortie, en tenue d’apparat, et voilà un bout de bouclier narcissique qui scintille à nouveau.

Ces personnes qui ont besoin de tout, de tous et toutes, auront trouvé dans ces heures à l’Abbaye de Conques de quoi reprendre leur autonomie et leur confiance en eux. Ils auront transformé leur douleur en fierté (selon les mots de Cécile Allégra).

Les dernières images du film, lorsqu’ils chantent « Nous sommes vivants », prend alors plus d’un sens. N’est-ce pas nous, ceux qui nous détournons de leur réalité, qui les avons enterrés ? N’ont-ils pas une légitimité à soulever le lourd couvercle du cercueil dans lequel ils n’ont parfois pas d’autre choix que de vivre ?

Pour demain ?

Une tournée du film suit son cours en France (vous trouverez les dates et adresses de projection ICI)

La réalisatrice sollicite quiconque voudrait projeter son film, dans une salle, un espace, une institution.

Pour communiquer, il y a aussi la page Facebook de l’association Limbo.

Le dvd est disponible en précommande (sortie le 6 juin 2023) sur le site de la FNAC

On attend la sortie du cd des chansons du film !

L’allocution de Cécile Allégra le 13 février 2023 au cinéma Star Strasbourg

Début de l’allocution de la journaliste et réalisatrice Cécile Allégra
après la projection de son film à Strasbourg le 13 février 2023 (Photo de Valérie Dubach
Suite de l’allocution de la journaliste et réalisatrice Cécile Allégra
après la projection de son film à Strasbourg le 13 février 2023 (Photo de Valérie Dubach

Fin de l’allocution suivie des questions et interventions du public en audio :

  • (1) en présence de la réalisatrice Cécile Allegra, animée par Pierre Greib et Georges Ferdermann, organisée par le Collectif strasbourgeois pour une autre politique migratoire
  • CASAS, CCFD-VTS, CIMADE, EUROPE CAMEROUN SOLIDARITÉ, LA PASTORALE DES MIGRANTS, LDH, MRAP, OXFAM, VIE NOUVELLE, ODILE MONTALVO, VALERIE DUBACH, MÉDECINS DU MONDE, CERCLE MENAHEM TAFFEL
  • (2) L’association Limbo invite des voyageurs itinérants traumatisés à « ressusciter » et surtout à retrouver les mots pour construire un récit de leurs parcours difficiles à porter. Le site accueille l’internaute avec l’entête « Réparer les survivants ».
  • (3) Les camps du Sinaï : Le Monde Afrique « Le calvaire des Érythréens dans le Sinaï » le 17 octobre 2014.
  • (4) Impunité, tabou, les deux réalisatrices se sentent tenues d’informer. Le film « Voyage en Barbarie » parle de « la traite qui s’étend à la Libye, au Soudan et au Yémen, et touche des dizaines de milliers de personnes fuyant la dictature (Érythrée), la guerre civile (Soudan, Sud-Soudan, Kordofan) ou le chaos (Somalie). »
  • (5) Les chants élaborés au sein de l’abbaye de Conques. Un dossier à consulter ICI
  • (6) Notes de lecture de Stéphanie Calvo, co-responsable du groupede travail «Prison» de la LDH (Ligue des Droits de l’Homme)
  • (7) La BBC a suspendu le présentateur Gary Lineker, surnommé Mr Nice, pour avoir critiqué la politique migratoire britannique, puis l’a réintégré.
  • (8) Déjà en 2005, le professeur universitaire et chercheur en migration Abdelkrim Belguendouz faisait état de la situation du Maroc face aux velléités sécuritaires de l’union européenne. Dans un article : « Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement de l’Union européenne : l’exemple du Maroc », il pose un certain nombre de problèmes. Il est interviewé à ce sujet sur le site de l’association marocaine le GADEM.
  • (9) Sur la page « Aide au développement » de Wikipédia, la phrase « Conditionner l’aide publique au développement au contrôle des flux migratoires constitue un chantage d’autant plus inacceptable que certaines politiques économiques et commerciales européennes sont loin d’être neutres sur les phénomènes migratoires. »
  • (10) Ibid
  • (11) Le dossier pédagogique du film « Le chant des vivants ».
  • (12) Site de Mathias Duplessy. Musicien virtuose, compositeur de bandes originales, amoureux des musiques traditionnelles, il apprend à jouer des instruments venus des quatre coins du monde… Morin khuur, Igil, vièles, guimbarde, berimbao, flûtes et percussions en tous genre, saz, oud, banjo, peuplent son studio d’enregistrement et nourrissent ses orchestrations. Mathias se plaît à détourner, mélanger, réinventer l’univers artistique de ces instruments loin des sentiers de leurs origines en y superposant sa voix tantôt voluptueuse, tantôt diphonique. À travers ce film, Mathias a décidé de consacrer une année à un projet « qui ait un sens » (selon ses mots).

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1 commentaire

DEICHTMANN Nadine 22 avril 2023 - 17:39

Un article passionnant, rendant compte d’une réalité terrible, attirant notre attention sur ce documentaire témoignage essentiel pour que le grand public s’alarme, mettant en lumière le travail de terrain fabuleux de Limbo, des arts thérapeutes et autres ONG. Merci.

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