Le Loup et l’Agneau

de Valérie Dubach
Image d’Épinal, estampe de Phosti (1895)

Le riche et le pauvre, le propriétaire et l’itinérant, l’Europe et les migrants

À quoi servent les fables ?

Les fables sont peut-être des instantanés comme les images, nous montrant un invariant de la société dans ses contradictions. Toujours elles nous font prendre conscience de quelque chose, au-delà de leur enseignement moral.

Fables et faiblesses humaines

Chaque fable est un gabarit à poser sur chaque époque pour isoler un comportement, un procédé, une farce, pour en rire parfois, mais aussi pour montrer comment les faiblesses humaines peuvent creuser leur sillon si profondément qu’elles peuvent se révéler inchangées à travers les siècles. Mais ce sillon n’est pas inexorable. Il peut être comblé pour que de nouveaux sillons puissent être tracés. Les dispositions de l’Europe vis-à-vis des migrants peuvent être corrigées et prendre une autre voie, humaine et responsable.

Des fils à plomb pour comprendre les politiques de notre temps

Les Fables de la Fontaine sont des fils à plomb pour les esprits curieux.

Le regard sur les rapports de classe dans la fable « Le loup et l’agneau », magistrale épure écrite en 1668, est singulièrement éclairant sur ce qui se passe pour nous, humains dans tous nos états en ce début de siècle. Dans ce court dialogue entre un loup et un agneau, La Fontaine met en scène comment, lorsqu’une relation est inégale, il n’est plus besoin de logique. Dans cette conversation, les mots gratuits du loup se succèdent dans une sorte de fatuité, pour venir seulement accentuer la cruauté du rapport inégal. Le loup sait qu’il peut dire ce qu’il veut, mentir, car pour lui parler est un jeu. L’agneau tente avec ses pauvres moyens, avec la raison, de soutenir la conversation. Il ne gagnera que du temps. Dans les dispositions de l’Europe, le mot solidarité n’est même plus en direction des migrants, mais s’emploie excusivement pour qualifier la relation de complicité, largement applaudie, qu’ont réussi à installer ses membres entre eux face à ce qu’ils appellent la crise migratoire. Les migrants ne sont pas invités à la table de discussion et d’écriture de leurs projets souvent illégaux et contraires aux Droits de l’Homme.

Les mots comme des jouets

Apéritif

Lorsque le destin est scellé et que les rapports de classe sont à ce point installés, sont odieux les propos venant de bouches n’étant pas faites pour converser, mais qui pratiquent la parole en apéritif, dans un dernier effort où la mauvaise foi et l’inversion de la cause et de l’effet cassent définitivement les jouets rhétoriques.

Si l’agneau ici représente les migrants, ce n’est pas parce qu’ils sont faibles et bien dodus pour les mâchoires du loup, mais parce que le discours qu’il leur sert est ainsi léger et désinvolte, comme peuvent l’être les propos des dirigeants s’agissant des personnes vulnérables et précaires. La faim est une métaphore de la toute-puissance qui s’auto-engendre dans l’aveuglement que l’on sait. Mais le loup n’a pas le monopole de la faim, loin s’en faut. Sa position lui permet d’occulter les besoins de tout autre que lui.

Faible empreinte carbone des migrants

Des personnes qui, s’abreuvant, ne risquent pas se souiller l’eau du loup, lui-même en position de souiller celle de l’agneau, mais l’incommodent par leur présence seule, ressemblent singulièrement à ces individus dont l’empreinte carbone était, est et sera bien plus faible que n’importe quel occidental, ne demandent finalement pas grand chose. C’est l’abandon qu’ils montrent, dans l’ignorance de la peur qu’ils devraient avoir, qui agace particulièrement le loup. C’est bien pour ça que l’agneau a été choisi par La Fontaine parmi les animaux : encore ignorant du monde et traditionnellement supplicié, il imagine pouvoir continuer à vivre.

Un abandon coupable

Un tel abandon agace le loup, à qui reviendrait par principe le privilège de régenter le bien commun qu’est la rivière, de par la force de sa supériorité, qu’il passe sa vie à prouver. Le mépris avec lequel il s’adresse à l’agneau est un mépris de caste, de rang, de niveau de vie : « vous, vos bergers et vos chiens », car il s’agit de la vie du petit peuple qui se bat pour subvenir à ses besoins, avec des métiers, des chiens, de frères. Le loup est le maitre farouche (souvent tapi, dissimulé ou travesti) et solitaire qui réfute comme naturellement la valeur de la vie des petites gens. Cela nous rappelle bien sûr quelque chose.

Cerise sur le gâteau ou fuite en avant des membres de l’Union Européenne ?

Si le loup a besoin de parler, c’est avant tout pour exprimer son mépris, forme de cerise sur le gâteau, lui que ne pratique la solidarité qu’avec les gens de sa caste. Dans sa toute-puissance, il ne peut comprendre que comme une provocation le fait qu’un agneau dans toute sa simplicité subvienne à un besoin essentiel comme boire de l’eau. C’est un peu la posture des gouvernements européens face aux migrants. Et en effet, la migrance peut être vue comme une contestation, un cri face à un échec des Droits de l’Homme.

Cette guerre à l’autre court-circuite tout procès en évacuant la réflexion et le débat.

Ces modalités de la domination ne sont pas réservées aux loups, mais s’offrent à la disposition de quiconque a besoin de rehausser son bouclier narcissique. Car si supériorité il y a, c’est parce qu’il y a des inférieurs au rayonnage. Toute l’histoire de la colonisation est nourrie de cette vérité tragiquement humaine. Les riches, les puissants, les seigneurs, jettent les restes de leur supériorité au petit peuple, qui se précipitent sur ce sentiment de supériorité donné en exemple, qui ne coûte pas cher, qui devient le plus petit dénominateur commun à l’heure actuelle : le droit de condescendance.

Cette guerre à l’autre court-circuite tout procès en évacuant la réflexion.

La fable

Jean de La Fontaine

« Le Loup et l’Agneau »

Livre I, fable 10

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’Elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.