Le pain et les migrants (slam)

Pour une écriture vivante sur la croûte terrestre

de Valérie Dubach

La Terre est un pain que l’Homme (et la Femme occidentale) ont définitivement mis au four.

C’était vraiment une chose à ne pas faire, parce qu’une fois cuit c’est cuit.

Dès lors il ne reste plus qu’à le consommer. Tout sera d’ailleurs consommé.

Le grain et l’eau font mine de disparaître.

Peut-être ne fallait-il pas tout mettre dans ce pain ultime.

Le pain est beau, certes, sa croûte brille de ses mille feux. Aussi beau qu’un bébé, encore chaud, semblant tendre quoique croustillant, appétissant.

Un diable de bébé qui maintenant nous montre du doigt !

Ce bébé n’aura sans doute pas la chance de devenir un surhomme, même si eugénisme, transhumanisme, sélection selon le genre et la couleur de peau, furent inlassablement remis sur l’établi.

Ces idées folles ont occupé les cerveaux des humains tout au long de la cuisson.

Couchées entre les pages des romans graphiques, gageons qu’elles puissent encore émailler la décomposition morne de leur accroches sucrées et salées.

Mais pas sûr même que le bébé se laissera manger.

Il voudra rester une croute, un extérieur attirant, parce qu’il n’est plus, ni ses parents depuis longtemps, ce pain voluptueux, tendre et magique qu’il était jadis.

En son intérieur ce ne sont plus ces alvéoles de chair translucides, cet univers élastique et légèrement humide qui avait le pouvoir de vous faire saliver. La mie, rien de plus doux, rien de plus amical. Tendre et mou, mais avec de la résistance juste ce qu’il faut.

Le bébé ultime n’aura à l’intérieur que le vide.

Ce seront des cavernes, des trous, des mitages, d’odieux prélèvements, qui se sont fait clandestinement pendant toutes ces années. Si l’on parle d’intimité, celle-ci a été lessivée. Si l’on parle de consistance, tout cela est friable, compartimenté, contingent.

Le plus beau bébé ne pourra vous donner que ce qu’il a.

Il est un bébé médaillé, figé pour l’éternité. Pour le reste il s’y opposera absolument, avec une croute qui est devenue armure.

Cette croûte est certes riche de tous les gaspillages, de cette transpiration excessive qu’ont causé les industrieux interventionnistes, ceux-là qui ont sans faiblir cureté, trituré, sur-travaillé ces pains les uns après les autres pour qu’ils deviennent de telles coquilles vides. Mais la brillante croute, fière de ses sédimentations successives, de ses reliefs et de ses échafaudages, est parfaitement praticable et de nombreux voyageurs l’arpentent encore. Ils se dirigent toujours vers les plus hauts sommets, où les villes figurent les ultimes lumières, où le soleil se couchera en dernier. Les migrants sillonnent cette croûte faite de ravins et de pics, mais aussi de rivières et de chaumières.

Leurs pas dessinent des courbes, ils écrivent par leurs déplacement les récits de demain.

Chaque voyageur, chaque voyageuse, déroule au fil de ses pas son poème, grave l’histoire d’éclats, de prisons et de fulgurances. Il y a la sorcière et sa pomme empoisonnée, les forestiers qui veulent les perdre dans les bois, et, plus moderne, le policier et son badge qui les contrôle à chaque borne numérisée.

Les habitants de cette croûte mirifique aux rutilances stroboscopiques, suprême réussite transpirant déchets et exhalaisons chamarrées, issue du génie et de l’extraction avec tant de savoir-faire, d’artifice, de technique et d’habileté, ont toujours circulé en traçant par leurs parcours l’histoire de cette boule qui a gonflé, puis s’est figée.

Ils ne cesseront pas.

Ils ne font que commencer.

Forcés de tourner autour sans pouvoir plus y entrer, les migrants dessinent, parlent, racontent, se racontent, parfois sans pouvoir cesser de marcher, de tourner. Leur terre appartient à une poignée de riches qui sont les plus pauvres des pauvres, puisqu’ils ont acheté du néant.

Le pain ultime était aussi une horloge : lentement dans son tictac expirant, tous les habitants de la terre quittent les uns après les autres leurs abris pour tourner eux aussi, tourner et écrire de leur pieds le scénario d’un recommencement.

Le repos du guerrier, le repos de la femme enceinte, le repos de la mère célibataire, le repos du travailleur forcé, le repos du technicien de surface, le repos de l’intermittent, le repos du journalier, le repos du premier de cordée et du premier de corvée, les échelles à bas, tout à terre, les grues, les tours de cristal, les plots et les piques, les grillages de fer, les barrières électrifiées.

À bas.

Le repos est le temps de levée du pain, il est aussi le temps de levée du levain. La germination de l’écriture d’une histoire passe par le repos.

Tout sauf manger votre brioche.

 

Le boulanger de 89 ans le plus fort de toute l’humanité : un vrai pain d’un vrai grand-père !

Lisez aussi...

Laisser un commentaire