Sommaire
- 1 Introduction
- 1.1 L’invisibilisation des luttes pour les droits et de ses organes militants
- 1.1.1 La société civile
- 1.1.2 Regarder dans l’angle mort
- 1.1.3 Les plaies du militantisme pour les droits
- 1.1.4 Une loi qui restreint leurs libertés : la loi « séparatisme »
- 1.1.5 Une attention accrue à leurs alertes est pourtant nécessaire
- 1.1.6 Des traces que laissent les marches
- 1.1.7 Quelle mémoire pour les marches ?
- 1.2 Les combats pour les droits comptent comme la vie des noirs comptent
- 1.1 L’invisibilisation des luttes pour les droits et de ses organes militants
- 2 Les marches
- 3 PDF édité par le CRAN (Conseil représentatif des associations noire) : « Ratonnades/Chronologie »
- 4 Les musées et leurs récits14
- 5 Les luttes pour les droits
Introduction
Des personnalités engagées1 se sont réunies au Musée de l’Homme à Paris le 20 septembre 2023 pour tenter de tordre le cou à cette maladie qui est l’invisibilisation historique de certains pans de l’histoire de France. Celle des luttes nous intéressent, ici à travers les marches pour les droits, car le silence sur les luttes cause des lésions dans le quotidien comme dans la psyché de trop d’individus, citoyens ou non, vivant sur le sol français. Le présent article propose un état des lieux à partir des débats tenus au Musée de l’Homme sur ces sujets.
L’invisibilisation des luttes pour les droits et de ses organes militants
La société civile
La société civile porte en elle l’objectif de « collaborer au salut de la société », en tant que communauté politique son objet est celui de la vie heureuse, de la vie tout court, avant d’avoir seulement atteint la légitimité du pouvoir politique. Mais c’est dans la loi des citoyens, dans l’exercice du pouvoir politique, que les hommes peuvent être libres et égaux. Alors que tous et toutes ne sont pas citoyens, la société civile a tendance à se niveler en forme de fragments (associations, groupements divers…) afin d’englober les non-citoyens. La définition de « société civile », diverse et mutante au cours de l’histoire, retrouvée puis perdue, parfois réduite à un universalisme vide, est néanmoins au coeur de la vie sociale et de son articulation, un sujet/objet perpétuellement réinterprété en fonction des contextes et des besoins.2
Regarder dans l’angle mort
L’histoire nous montre souvent à quel point il est important de jeter un œil sur, justement, ce qui est à priori invisible ou sur ce que des décideurs invisibilisent sciemment, alors que la société civile alerte .
Dans ces jours difficiles, ne dit-on pas que le problème palestinien était presqu’oublié par la communauté internationale ? Pourtant, il ne fait aucun doute que la réalité s’est faite entendre, commotionnant la planète entière. C’est le propre des histoires cachées, falsifiées, des secrets de famille à grande échelle, de ressortir par des voies imprévisibles et souvent douloureuses.
Les activistes, militants et autres membres de la société civile n’avaient pas oublié, eux, qui sont maintenus dans les marges médiatiques. Que ferait-on pourtant sans les grandes associations de lutte pour les droits citoyens, écologiques, économiques, qui se battent bec et ongles pour la sauvegarde du commun, contre la propriété d’un seul au détriment de tous ? L’histoire de tous est un commun qui ne doit pas être invisibilisé.
Comment expliquer que, malgré la lucidité et la vigilance de tous les instants de ces sentinelles, les choses puissent être ainsi demeurées dans l’angle mort du regard général? La réponse est peut-être dans l’invisibilisation, voulue par les institutions et le gouvernement, des acteurs de la société civile défenseure des droits civiques. Cette relégation ne rend pas justice à leur grande valeur. Ce sont des scientifiques comme Hervé Lebras ou François Héran, qui recadrent des chiffres erronés jetés aux citoyens pour infléchir leurs opinions, des associations comme la Cimade, le MRAP, Oxfam, et bien d’autres, qui suppléent aux manques de solidarité et de responsabilité de l’État, des intellectuels qui se regroupent pour rétablir et interroger la vérité, comme Benjamin Stora, Lilian Thuram, Rachid Benzine, Pascal Blanchard. Les artistes ne sont pas de reste, multipliant les interventions, comme l’exposition à quatre mains du dessinateur de presse Plantu et du photographe Reza au musée de l’Homme sur le thème de la guerre. Les musées s’ajoutent aujourd’hui à ce chœur constitué en modifiant l’angle de vue de leurs expositions, plus conscientes, plus honnêtes, plus à l’écoute de leur public.
Les plaies du militantisme pour les droits
Des détails des discours de leurs représentants sont tronqués, se perdent, sont trop facilement noyés dans le flot publirédactionnel ambiant. Un dernier exemple étant le procès fait à Jean-Luc Mélenchon n’ayant pas voulu rendre gorge en refusant de qualifier les exactions du Hamas de « terroriste ». Il y avait tant d’autres mots pour les qualifier et dans d’autres pays de telles polémiques n’ont pas lieu. Les voix des militants pour les droits qui contestent les informations hâtives et incomplètes des médias mainstream ont bien du mal à se faire entendre en France. Quant à leurs slogans, revendications, cris et manifestations, c’est presqu’en parasites d’un son général trop bien calibré qu’ils sont perçus jusqu’à aujourd’hui, dans ces ambiances où le noir et le blanc se partagent l’espace. Leurs messages en sortent la plupart du temps minimisés et déformés.
Une loi qui restreint leurs libertés : la loi « séparatisme »
La pertinence initiale de la LOI n° 2021-1109 du 24 août 2021 s’appuyait sur les excès et la non-légitimité d’associations religieuses radicales, plus précisément islamiques. Certaines personnes, membres d’associations ou autres, ont alors redouté que cette loi imprime un coin dans le socle des libertés associatives3. La suite leur a donné raison, puisqu’en fait elle s’adresse autant aux associations qui peuvent pratiquer la non obéissance civile, comme Le soulèvement de la Terre à Sainte Soline4, qu’à celles qui sont, en fonction du contexte politique, réputées ne pas correspondre au commandements de cette loi, comme la LDH. À fortiori lorsqu’elles s’insurgent contre elle5. Velléités de dissolution d’associations qui gagnent pourtant devant les tribunaux, menace de non-reconduction des subventions, sont autant de pressions sur la liberté citoyenne.
Une attention accrue à leurs alertes est pourtant nécessaire
La rue, parfois, est nécessaire. Accusée de porter toujours la polémique, jusqu’aux clivages que l’on connait si bien, la société civile de défense des droits peine encore à trouver des supports, des relais. Ceux-là même qu’elle a à cœur de mettre à disposition des citoyens et des citoyennes au même titre que les médias officiels. Elles peuvent être freinées, découragées, peu soutenues pour des raisons politiques. Face à cette résistance de l’État, cette société civile occidentale a encore son option propre qu’est la rue, quand l’influence des sites et blogs officiels des associations militantes, où s’égrène le quotidien du terrain, ne suffit plus.
C’est pourquoi les marches, ces expressions citoyennes pacifiques, en serpents longs parfois de plusieurs centaines de kilomètres, se font fort d’attirer l’attention quand d’autres moyens ne percutent pas dans les consciences. Grèves de la faim6, pétitions, invention d’images et de concepts, expressions artistiques, pourront accompagner alors un corps constitué, une incarnation.
Des traces que laissent les marches
Les pas des marches ont-ils laissés des traces ? Les marches qui jouent un peu la dernière chance, entailles qui font sillons puis traces, peuvent marquer l’histoire par un rayonnement géographique et politique parfois puissant. Mais si elles réarment le combat aux dates d’anniversaires, ressortent leurs archives de leurs boites, réactivent les émotions et les problématiques récurrentes, se posant dans le continuum des autres marches tout en unifiant les troupes, c’est pour ne pas disparaitre trop facilement dans l’histoire.
Pourquoi ces cortèges organisés par des citoyens qui ne servent que la défense des valeurs démocratiques s’oublient-ils si vite ?
Quelle mémoire pour les marches ?
Qui se souvient des marches de 1963, 1983, 1998 ? Où sont-elles consignées ? Sont-elles seulement évoquées dans les ouvrages de référence de l’éducation nationale7, comme le sont d’autres dates du combat pour la justice et l’égalité des droits ?
De tout cela, le colloque du 20 septembre au Musée de l’Homme en a parlé. Le constat de ses intervenants et intervenantes, s’agissant des marches et de leurs efficiences, sera globalement désenchanté, avec des lueurs d’espoir.
Les combats pour les droits comptent comme la vie des noirs comptent
La société civile comme sentinelle
Postcolonial studies matter, right activism matter. La crédibilité des combats n’est plus à faire. Un petit bruit peut devenir grand, comme celui du combat féministe et celui, qui va croissant, pour la planète.
Qui ignore aujourd’hui à quel point « on » n’a pas voulu entendre ces sentinelles ?
Ce sont des questions issues du terrain que ces acteurs et actrices soulèvent, rapportant faits et urgences, qui sont aussi, sinon plus, pertinentes et indispensables, que celles soulevées par les médias officiels.
La militance pour les droits humains et sociaux
Les prises de conscience des marcheurs, mais aussi des acteurs et actrices de la société civile, des associations, précèdent toujours les prises de conscience du reste de la société sur la situation des minorités et en général de ceux et celles qui ne bénéficient pas d’un traitement équitable quant à leurs droits. (Ex : témoignage de Djida) Ces activistes doivent être reconnus pour la part importante qu’ils prennent dans la sauvegarde du bien commun et dont tous les citoyens dans leur entièreté profitent. Car tout un chacun peu à son heure tomber dans une minorité défavorisée.
Reste à opérer la prise de conscience de ce que ces luttes, à travers les manifestations emblématiques des marches, représentent en termes de résonnance dans la société. Car, mêmes réduites au silence de l’histoire, minimisées, récupérées, elles ont eu de nombreux impacts.
Réhabiliter les figures clés de l’histoire des luttes
Il y a des militants et des militantes invisibilisé.e.s qui méritent l’aménagement d’une place dans les mémoires, sinon une entrée au Panthéon, au même titre que Manoukian. L’initiative d’exposition intinérante « Portrait de France »8, promue tous azimuts par Pascal Blanchard, en est une ébauche. À l’inverse, les statues de certains acteurs de l’histoire doivent être descendues de leurs socle, comme celle de Colbert qui fut à l’origine du Code Noir.
Les marches
Les marches doivent elles-mêmes être appréhendées par les historiens, les chercheurs, les musées, en même temps comme objet que comme sujet. Car elles ont ancré les prises de conscience des marcheurs, les ont révélés à eux-mêmes alors qu’ils se révélaient et révélaient la profondeur de leurs revendications au monde. À ce titre, leur mémoire et leur exemple sont le sillon duquel peuvent, comme d’un terreau, germer des espoirs et des horizons de ceux et celles qui se sentent oubliés.
Lève-toi et marche
Par exemple, c’est à la marche de 1983 qu’on a vu les premières pancartes sur le 17 octobre. Le drame du 17 octobre, au cours duquel la police a tué et jeté à la Seine de pacifiques maghrébins manifestant contre le couvre-feu qui leur était imposé, aurait pu finir aux oubliettes des mémoires nationales. Depuis, cette date a vu des places baptisées en son nom et des commémorations annuelles perpétuées par de nombreuses associations dans toute la France.
Marcher, une pacifique activité
Marcher n’est pas gravir des marches, c’est au contraire affirmer son adhésion aux autres, aux antipodes de la compétition. Quoi de plus difficile à incarner qu’une marche, qui plus est dans la mémoire collective, qu’elle ait des leaders populaires comme celle de 1963 (Martin Luther King, Joséphine Baker), ou qu’elle en manque, comme les marches françaises de 1983 et de 1998 ? Elles sont toutes des efforts pour accéder à la lumière, mais de tels mouvements, contrairement à ceux qui visent l’exploit, peinent à trouver leur incarnation.
Invisibilisation
C’est de l’invisibilisation qu’il sera question le 20 septembre à Paris, tout au long de cette riche rencontre-débat d’une journée au Musée de l’Homme, intitulée « Immigration, colonisation. Enjeux d’histoire, enjeux de mémoire ». Malgré des efforts récents de la part du gouvernement9 et de ses institutions, un défaut de reconnaissance des luttes et un manque d’espace dans les lieux et supports des mémoires officielles nationales y seront unanimement affirmés comme déplorables.
La marche de 1963 vers Washington
Soixante ans après, Nita Wiggins, activiste noire, journaliste, auteur et éducatrice, note à quel point les espoirs sont légitimement déçus, pour cette marche qui avançait avec le slogan « Jobs and Freedom ». Seuls 4 sur 10 points trouvèrent une réponse positive de la part du président Johnson l’année suivante. Et si l’enthousiasme put en faire un point lumineux dans l’histoire des noirs américains, l’ensemble de la population du pays fut déclaré par un journaliste du journal Le Monde, Alain Clément, comme relativement indifférent à la marche. Plus tard, le Summer of Freedom le confirma, qui fut une prise de conscience amère pour de jeunes citoyens blancs venus soutenir le droit de vote des noirs dans le Mississipi. Ces derniers purent constater le caractère violent des passages à l’acte racistes. Puis, tout au long des décennies, le harcèlement policier et le racisme structurel américains se vit confirmé, par des crimes policiers récurrents comme le meurtre emblématique de Georges Floyd, mais aussi par la non prise en compte des revendications originelles de la marche de 1963 sur l’égalité au travail et à l’accession immobilière entre les Américains blancs et les noirs. Le suprémacisme blanc demeure bien un des marqueurs de cette grande fédération qu’est l’Amérique du Nord.
La marche de 1983 en France
Le contexte
Héritière dans sa dimension pacifique et citoyenne de celle de 1963, la « Marche des Beurs », officiellement « La marche des Droits contre le Racisme », s’est faite dans un contexte tendu. Meurtres et violences policières sur les jeunes issus de l’immigration. À cela s’ajoute un poids posé comme une enclume sur les épaules de ces jeunes dit « des quartiers » par les velléités affichées du président Valéry Giscard d’Estaing d’imprimer à l’immigration un arrêt, sinon une inversion de son flux. Cela ne manque pas d’épaissir un malaise devenu insupportable, dans un contexte de France raciste où le front national n’avait jamais engrangé plus de voix. La marche s’est réclamée des droits civiques, exigeant un même traitement par la justice et la police pour sa population immigrée et de couleur, trop souvent brutalisée. Les violences se portant sur les jeunes, cette génération qui avait grandi voulait exister, vivre et non pas survivre.
Une conjonction de facteurs peut expliquer comment des jeunes qui n’avaient pas d’expérience politique purent constituer cette forme de contestation qu’est une marche. C’est, par exemple, pendant l’été chaud de 1983 que dans la MJC de Vénissieux fut projeté un film sur Martin Luther King. Le film inspira les jeunes profondément, à l’instar du film « Ghandi », parce qu’ils se sentaient une proximité avec les Indiens d’Inde et la réponse donnée par cette figure de la non-violence. Un de ses animateurs de quartier, Toumi Djaïja, qui faillit mourir par l’arme d’un policier garde-chien, fut celui qui imagina la marche de son lit d’hôpital.
PDF édité par le CRAN (Conseil représentatif des associations noire) : « Ratonnades/Chronologie »
Mais si le drame des Minguettes en fut le déclencheur, c’est aussi le maillage d’association comme le syndicat PSU, le parti socialiste, la CFDT, ayant réussi à s’entendre, qui en fut le ciment. En fait cette action citoyenne et pacifique s’inscrivait dans la lutte déjà âpre de la société civile de 1970-80 pour le respect de Droits. Selon le père Christian Delorme, « elle aurait pu se faire avec le bonnet phrygien », tant la citoyenneté y figurait l’enjeu, la cause et la quête.
40 ans, 60 ans après, quelle visibilité ?
L’année 2023, 40 ans après, est aussi l’anniversaire de la Politique de la Ville, mise en place aux lendemains de la marche. Cette politique a eu ses réussites, même on la déclare parfois « 40 ans de chèques et 40 ans d’échecs ».
Ce qui est certain, c’est que ces politiques n’ont pas été assez perceptibles dans leurs effets, et l’abbé Christian Delorme avoue lui-même avoir oublié pendant 30 ans cette marche. Elle a néanmoins constitué un tournant, et fixe l’acte de naissance et l’affirmation de l’identité politique de cette jeunesse immigrée et issue de l’immigration, rendue tout à coup visible à la France.
La marche de 1998 pour la reconnaissance des descendants de l’esclavage
Une appréciation erronée
S’agissant de la population des îles vivant en France à la fin du XXème siècel, le regard du gouvernement et des Français en général était erroné sur deux points : les Antillais n’allaient pas retourner au pays et ils n’étaient pas nés à la date de l’abolition de l’esclavage. Ils allaient rester en France et continueraient à se battre pour une meilleure reconnaissance, à commencer par une reconnaissance historique, celle de l’esclavage.
La Marche de 98 s’est essentiellement faite en commémoration de toutes les victimes des traites et de l’esclavage, 150 ans après l’abolition de 184810. Elle s’inspire des autres marches, notamment de celle « des Beurs » de 1983, dans son aspect non-violent, calme. Si la marche fut contenue et sous bannière républicaine elle aussi, une certaine ébullition intellectuelle répondit cependant à la déclaration de Lionel Jospin11 « Tous nés en 1848 », qui sembla scandaleuse et causa un vrai choc, dans ce qu’elle oubliait toutes les luttes antérieures à 1848 menées par les victimes de l’esclavage et leurs descendants.
Une marche non politisée
Ce seront cinq ou six personnes ayant coalisé les associations guyanaises sans vraiment de conscience politique à l’époque, qui lancèrent la marche.
Ceux et celles qui y ont participé étaient là pour ne pas rester en France, car presque tous et toutes pensaient retourner au pays tôt ou tard. Par conséquent, ils ne se considéraient pas comme des immigrés, simplement, ils marchaient parce qu’ils étaient là, nés en France pour certains.
Pour la justice et la reconnaissance
Si la marche américaine de 1963 marque la fin d’un certain esclavage colonial, « La marche des Beurs » de 1983 en France marque la fin de l’invisibilité du peuple français issu de l’immigration, le déploiement de l’« héritage négatif » de la marche de 1998, aboutira à la loi Taubira, remportée il faut le dire, de haute lutte. Cette loi de 200112 laissera néanmoins la question des réparations financières en suspens. Des travaux tentent depuis de résoudre cette question, à travers divers procès et propositions.
Une auto-réparation
L’autre bénéfice de cette marche qui fut silencieuse, a été de réparer la désaffiliation des descendants d’esclaves par rapport à leurs aïeux. Au-delà de l’abolition de l’esclavage, ce sont eux, les parents victimes des traites, que les marcheurs et marcheuses commémoraient. Constituer un processus d’auto-réparation de l’esclavage, renouer avec leurs aïeux, voilà en quoi la marche des Antillais différait principalement de celles de 1963 et 1983.
Une brèche dans le déni français
Dans une France où l’on n’a pas pu parler pendant vingt ans d’immigration post-coloniale, la marche de 1998, interrogeant l’activité esclavagiste de la traite en France, initie un mouvement vers la mise en lumière d’une population gardée dans l’invisibilité. Il faut croire que l’exposition au grand jour d’un certain passé français remettrait en question cette « blessure narcissique du nationalisme ».
Les musées et leurs récits14
Une réticence
La réticence à offrir une place dans son l’histoire à l’important épisode peu glorieux, de la part d’une nation se réclamant des droits de l’homme, de valeurs démocratiques et républicaines, est pour le moins surprenante. Dans son obsession, pour ce qui est de sa propre histoire, à n’incarner que la lumière, notre pays symbole de justice et d’égalité frustre de plus en plus de personnes, de français issus de l’immigration comme de français dits abusivement de souche. Certains parleront d’une offensive réactionnaire, de quelque chose de recroquevillé. Si les uns ne se reconnaissent tout simplement pas dans le récit français, les autres sont également en droit d’accéder à des contenus jusqu’à ce jour relégués, en dépit de leur valeur tant historique que citoyenne. En 2014, le musée de l’Histoire de l’immigration est enfin né. Les musées tendent à s’ouvrir, comme le musée de l’Homme, le musée Guimet, le musée du Quai Branly ou le musée de Aquitaine, se plient aujourd’hui à une remise en question, à une plus grande ouverture aux suggestions des associations de défense des droits et surtout à leur public.
Certains musées évoluent
L’influence des luttes pour la visibilité
Est-ce la perpétuation des commémorations orchestrées par diverses associations et collectifs sur le territoire, qui finit par porter ses fruits ? Il y a en tout cas une volonté des musées, représentés au colloque à travers les représentants présents au colloque, d’inscrire davantage ces événements, ainsi que leur environnements contextuels, donc historiques, dans leurs espaces d’exposition. Ils et elles, conservateurs, conseillers, présidents, directeurs d’institution ayant trait au patrimoine français, veulent offrir à la mémoire collective une mise en perspective de leurs fonds dans un champ plus large, grâce à un autre regard sur les collections. Les hauts faits citoyens pour les droits, comme les marches, qui sont des actes de naissance publiques, chemins arpentés par des personnages qui méritent l’attention, peuvent désormais espérer s’incarner à nouveau au moyen d’expositions thématiques. C’est exactement la vocation du musée de l’Histoire de l’Immigration, par exemple.
Éditions du Seuil – 18 août 2023.
Rachid Benzine et le récit
Si Rachid Benzine15, auteur de l’essai « Le silence des pères », observe « comment une société organise ce qui doit participer d’un silence », par quel moyen être sûr que les choix qui sont faits sont les meilleurs ? Face à une mémoire éminemment politique, engagée aujourd’hui dans une guerre des mémoires, quelle place fait-on aux autres récits, aux récits de ceux que l’on a institué « autres » ?
Car si l’on se réclame de l’universalisme, encore faut-il s’intéresser à l’univers.
Reste que la voie de l’intime, par l’art, la littérature, a toujours bien réussi à faire exister cet autre que le politique mettait au rancard.
L’auteur est pour la complexification des récits. Mais surtout pour que la mémoire soit non seulement un élément du présent, mais l’action du présent.
Lilian Thuram
Lilian Thuram comprend l’absurdité qui oppose dans l’imagerie le Noir au Blanc comme un défi majeur, qui sera relevé au travers d’expositions, au Musée d’Orsay, au Musée Branly, au musée Delacroix, et dans bien d’autres lieux, sous d’autres formes. On est loin des expositions universelles qui aménageaient en leurs seins des zoos humains. Lilian Thuram dira « Toute exposition est politique ». C’est sûr, le musée ne sera plus jamais comme avant.
Le musée de l’Histoire de l’immigration16
Depuis 1999, le projet est porté par l’Association pour un musée de l’Immigration, créée à l’initiative d’historiens et de militants associatifs. À partir du 1er janvier 2012, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et l’Aquarium de la Porte Dorée ont été réunis dans un nouvel établissement culturel public de l’État. L’intitulé provisoire de « musée de l’Intégration » a été abandonné, revêtant cet aspect « France généreuse » pouvant donner une impression de surplomb. Finalement, après sept années d’existence, le musée est enfin inauguré par le président de la République François Hollande le 15 décembre 2014. Il prend officiellement le nom de Musée national de l’histoire de l’immigration. Frédéric Callens, conseiller auprès du directeur, est chargé d’organiser une collecte sur les sujets migratoires et des marches.
Le musée de l’Homme
C’est un musée qui a de tous temps été un lieu politique17. Sa conservatrice Aurélie Clemente-Ruiz18 se charge de continuer à ancrer dans le monde contemporain ce rare lieu culturel traitant à la fois de préhistoire et de sociétés. Le musée a toujours été attaché au combat contre les discriminations et le racisme, toujours dans cette exigence scientifique qui le caractérise.
Le musée Guimet
Émile Guimet, un philanthrope passionné d’histoire des religions, riche d’une collection d’œuvres d’art glanée au cours de nombreux voyages, crée à Lyon un musée national d’histoire comparée des religions (à l’exception des trois religions du Livre). Mais Lyon est une ville trop chrétienne et le musée doit fermer. Il sera alors transporté à Paris et deviendra le musée national des arts asiatiques, qui ouvre ses portes en 1889. Ses collections couvrent la large période du IIIème millénaire avant notre ère au XIXème siècle. Vincent Lefevre, son directeur, affirme aujourd’hui vouloir modifier ses programmations dans un sens plus inclusif et actuel. La difficulté étant selon lui d’avoir des objets qui puissent exprimer quelque chose. À Guimet, par exemple, seule la photographie traite pour l’instant de la colonisation en tant que telle. Mais le fait que les pièces aient été produites et arrivées au musée pendant le contexte colonial, les rend intrinsèquement parlants. C’est cela que le directeur du musée souhaite faire entendre.
Le musée d’Aquitaine à Bordeaux
Katia Kukawka, sa directrice, veut que l’on « regarde davantage l’art compte-tenu de la conscience que l’on peut avoir ». Elle raconte comment ce sont les militants qui, après avoir secoué la ville, ont obtenu du musée qu’il parle de la traite atlantique et de l’esclavage.
Le musée du Quai Branly
Dès son ouverture, la vocation du musée était objet de polémique19, comme l’exprime une émission sur France Culture à ce sujet.
« « Un Disneyland de l’exotisme », le musée du Quai Branly ? C’est ainsi que le qualifiait l’historienne des théories et des formes urbaines et architecturales Françoise Cholay. Dans un article sans concessions paru dans la revue Urbanisme, en septembre 2006, elle dénonçait ainsi un « gâchis économique, urbanistique et culturel » en lieu et place d’un projet qui aurait dû permettre de « désapprendre l’ethnocentrisme ». ».
Anne Solène Rolland, directrice du patrimoine et des collections, confirme que le musée du Quai Branly a depuis entamé le chemin de la déconstruction et du questionnement sur l’ethnocentrisme.
Les luttes pour les droits
Contre les assassinats
Si l’une des dernières marches importantes aux États-Unis a été déclenchée par le meurtre de Georges Floyd, partout en France, de telles marches se sont également déroulées consécutivement au meurtre de Naël le 27 juin 2023. Ce meurtre en a révélé d’autres moins médiatisés, mais en a rappelé aussi d’autres plus anciens. Marches et émeutes semblent pourtant ne rien changer à ce mal qui ronge la police, alors que depuis 1963 aux États-Unis et 1983 en France où les bannières affichent « Arrêtez de nous tuer », pointant bien le thème principal des marches, l’alerte est clairement donnée. Les associations se battent pour protéger et défendre les personnes faibles et vulnérabilisées, femmes comme hommes et enfants, dans les angles morts du paysage français. Depuis des décennies, le MRAP, La Cimade, Médecins sans frontières, les Restos du cœur, les associations d’accueil et de secours et toutes les associations locales à l’efficacité si précieuses, parfois sans moyens, qui suppléent le plus souvent aux failles et reculs des services d’État, sont mobilisés.
Contre la police et ses excès20
Contrôle au faciès, brutalités disproportionnées ou gratuites, contamination par l’idéologie fasciste des effectifs policiers, manque de formation, manque de moyens, silence de la « famille », impunité des agents, sur-criminalisation des interpellés, politique du chiffre, nouvelle politique de gestion des manifestations, voilà à quoi la société, le gouvernement et la police elle-même, sont aujourd’hui confrontés. Diverses associations ont de longue date pointé la dérive sécuritaire qui a fait choisir à la police la coercition au détriment de la prévention. De nombreux militants et militantes alertent sur la sursaturation des prisons, l’arbitraire et parfois le systématisme des incarcérations, dont on sait la difficulté à gérer les mémoires contentieuses. Les tribunaux en sont débordés.
Contre l’invisibilisation
Sociétés et communautés civiles sont traversées par des questionnements. Au fur et à mesure que la richesse des sources d’information se démultiplie, de nouveaux groupes informés se constituent en réaction à des problèmes sociaux, politiques, civiques ou écologiques émergents. Quoi de plus naturel quand la liberté d’association est le garant de cette participation des citoyens et citoyennes à la vie civique22, au-delà du simple vote ? Mais si elles et ils ont le droit de discuter, de circuler, de manifester, trop rares sont les lieux et supports de transmission de leurs activités. Il manque une prise en compte par l’État et une mise en avant de leurs conclusions, de leurs préconisations, ainsi que de leurs revendications. Dernièrement, un plafond de verre a été évoqué, qui empêcherait les voix d’en bas d’accéder aux oreilles d’en haut. Mais c’est une tradition qui veut que les voix d’en bas aient de tous temps soient non avenues, donc plus ou moins, selon les gouvernements, assignées au silence. Cela ne les empêche pas d’être toujours là, portées par des gens en forme, informés et fermes. Les défenseurs des droits insistent, archivent, collectent et diffusent au moment opportun. Ils ont leurs propres médias, leurs propres réseaux, qui souvent se rencontrent. Leur urgence est de parler avec la partie émergée de la société : musées, statues, noms de rues, manuels scolaires, journaux télévisés mainstream. Ceux et celles qui méritent aussi de partager leurs succès sociaux, qui valent aussi d’être élevés aux yeux du peuple, sont encore trop peu connus. Car, ces succès en faveur de ses droits, ses victoires sociales, le peuple les sait-il ?
[VD1]La lutte pour les droit des femmes est un objet de recherche
- Vincent Lefèvre – Serge Romana – Benjamin Stora – Salah Amokrane – Pascal Blanchard – Aurélie Clemente-Ruiz – Greg Germain – Naima Huber-Yahi – Nonna Mayer – Aïssata Seck – David Assouline -Ahmed Boubeker – Didier Daeninckx – Emmanuel Gordien – Olivier Klein – Mohamed Mechmache – Lilian Thuram – Djida Tazdait – Nicolas Bancel – Frédéric Callens – Père Christian Delorme – Nadia Hathroubi-Safsaf – Katia Kuwaka – Anne-Solène Rolland Dominique Sopo – Nita Wiggins – Rachid Benzine – Samia Chabani – Yvan Gastaut – Laetitia Helouet. ↩︎
- Définition aristotélicienne de la société civile dans « Le Glaive et le Fléau » de Dominique Colas pages 49 à 51. Ed Grasset – Février 1992. ↩︎
- Sur le site du journal Le Parisien/Politique, article « Après les propos de Darmanin, la Ligue des droits de l’Homme reçoit 30 000 euros de dons en 24 heures » par Marianne Chenou – 7 avril 2023. ↩︎
- Sur le site du Monde (abonnés), article des sociologues Antonio Delfini et Julien Talpin Ligue des droits de l’homme : « La répression des associations constitue l’ultime facette d’un mépris postdémocratique assumé » » – 20 avril 2023. ↩︎
- Sur le site de la LDH, TRIBUNE COLLECTIVE – “LOI SÉPARATISME : IL EST ENCORE TEMPS” PUBLIÉE DANS LIBÉRATION – 16 juin 2021. ↩︎
- Sur le site de NPA (Nouveau parti anti capitaliste) : « Les luttes des sans-papiers jalonnent l’histoire du mouvement ouvrier » – 14 octobre 2020. ↩︎
- Sur le site de TV5 Monde : « Vingt ans après la loi Taubira, où en est la reconnaissance de l’esclavage en France ? » par Fabiola Le Tournoulx – 24 décembre 2021. ↩︎
- À partir du recueil de 318 noms, « Portraits de France », souhaité par Emmanuel Macron, président de la République, et remis à Nadia Hai, ministre déléguée chargée de la Ville, en mars 2021 et de l’exposition éponyme présentée au Musée de l’Homme fin 2021-début 2022, le Groupe de recherche Achac et le Musée de l’Homme s’associent avec le soutien de l’ANCT, pour proposer les parcours de vie exceptionnels de femmes et d’hommes qui, bien que « venus d’ailleurs », ont été des acteurs décisifs de notre grand récit national depuis 230 ans. Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire commune des Françaises et des Français, ni de remplacer des figures de notre récit, mais bien de compléter la photo de famille de notre nation. Ces personnalités enrichissent notre vision du passé et renouvellent notre panthéon symbolique. ↩︎
- Sur le site du Monde, article de Marie-Béatrice Baudet : « Torture en Algérie : Maurice Audin, un crime français ». Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État dans la disparition de ce mathématicien communiste. Depuis 61 ans, sa famille se bat pour faire connaître la vérité sur sa mort – 14 septembre 2018. ↩︎
- Sur le site Portail des Outre-mer 10 mai : « Dates clés et histoire de l’esclavage en dix points » – 10 mai 2017. ↩︎
- Déclaration de Lionel Jospin sur Vie publique prononcé le 26 avril 1998 ↩︎
- Sur le site de l’Assemblée nationale ↩︎
- Accessible en En Open édition : Livre aux éditions du CNRS « La part étrangère des musées »par Michela Passini et Pascale Rabault-Feuerhahn – 2015. ↩︎
- Pages 2 à 22 accessibles en OpenEdition en suivant ce lien : https://journals.openedition.org/rgi/1507. ↩︎
- Article du Cercle CREME « Rachid Benzine au Théâtre de Hautepierre Strasbourg« , où l’auteur est mis en scène avec une comédienne, pour la lecture de son ouvrage « Lettre à nour ». ↩︎
- Sur le site du Palais de la Porte dorée, page du Musée de l’Histoire de l’immigration ↩︎
- Sur le site de France Culture, podcast « Le Musée de l’Homme, lieu scientifique et politique » par Thomas Snégaroff – 15 10 2015 ↩︎
- Sur le site du Musée National d’Histoire Naturelle, présentation de la directrice du Musée de l’Homme Aurélie Clemente-Ruiz ↩︎
- Sur le site de Radio France : « Le Quai Branly, musée polémique » par Pierre Ropert – 23 juin 2016. ↩︎
- Sur le site de France Culture, une série de 5 épisodes « Retour sur les émeutes urbaines de juin 2023 » du 25 octobre au 8 novembre 2023. ↩︎
- Guide de Mobilisation des bénévoles associatifs Alsace : https://www.alsacemouvementassociatif.org/UserFiles/File/guide-mobilisation-des-benevoles-associatifs-2022.pdf ↩︎
- Sur le site La Fonda Fabrique associative, article de Arnaud Trenta « Le rôle des associations dans la mise en lumière des problèmes sociaux »/Tribune Fonda N°40 – Ce que nous devons aux associations – Septembre Octobre 2021. ↩︎