Article signé par Valérie Dubach s’appuyant sur de la recension mise en ligne depuis le 15 Septembre 2022 par René-Omar Llored (Revue européenne des sciences sociales) de l’essai de “Roland PFEFFERKORN, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, paru en 2021 aux Éditions Syllepse (collection Coup pour coup).
« De facture historique, rationaliste et progressiste, l’essai de Roland Pfefferkorn, par une argumentation rigoureuse fondée sur une synthèse sociohistorique conduisant de la Réforme aux débuts du XXe siècle (parties 1 et 2), fait le constat d’un idéal émancipateur de la laïcité dévoyé dans un sens identitaire, autoritaire et discriminatoire, pour ce qui est de la dynamique française depuis le IIIème république jusqu’à nos jours (partie 3 et conclusion) ». (extrait de la recension de René-Omar Llored)
Sommaire
- 1 Les méchants
- 2 « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même » (2)
- 3 Lettre sur la tolérance de Locke (1689) et liberté de conscience
- 4 Atteinte à l’ordre public ?
- 5 La liberté de conscience
- 6 La loi de 1905 porte sur les professeurs, mais pas sur les élèves
- 7 La laïcité, une valeur toujours à défendre
- 8 Les trois impensés
- 9 La laïcité à reconquérir
- 10 Une catho-laïcité
- 11 Guerre culturelle
- 12 L’islamophobie
Les méchants
Hier, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin monte d’un cran ses incantations anti-migrants, faisant frémir au passage les têtes non blanches de la nation française susceptibles du même coup d’être les « méchants ». Dans cet appel d’air du ministre s’engouffre instantanément la presse populaire qui a bien compris la ligne à suivre. Au sein d’une France qui n’est pas raciste depuis seulement hier, l’outil décrit par le sociologue Roland Pfefferkorn, qu’est devenue la laïcité dans les mains des ambitions électoralistes, se trouve ragaillardi par des sorties comme « Nous allons être méchants avec les méchants et gentils avec les gentils« . Emboîtant le pas à Gérald Darmanin, celle de l’élu RN Grégoire de Fournas, qui s’exlame en séance parlementaire « Qu’il retourne en Afrique » en réponse à une intervention d’un élu LFI, Carlos Martens Bilongo, confirme la tendance. C’est une France qui, grâce à une laïcité clairement orientée, peut exhiber ce qu’elle prétend être une neutralité. Or, cette dernière s’avère mitée de toutes parts, d’autant plus qu’elle se situe dans une nouvelle connivence avec la religion chrétienne et avec les forces anti-démocratiques cachées dans le sein des élus du Rassemblement National aux manettes.
Pour l’auteur de l’essai, « Un ressaisissement rationnel et politique renouant avec les principes émancipateurs de la laïcité historique » se montre en conséquence un enjeu pour notre démocratie. (1)
Dans le prisme des politiciens penchés politiquement à droite, le principe philosophique français n’est plus la laïcité et le respect d’autrui, mais l’entre soi, la délation et une certaine lâcheté féroce.
« l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même » (2)
Originellement la laïcité n’avait pas pour vocation de pointer du doigt l’une ou l’autre confession sur le territoire français. S’il fut une religion en ligne de mire à la naissance du concept, c’était la religion chrétienne, ou plutôt son Église, obstacle alors à l’émancipation des citoyens et des citoyennes, dans les penchants que l’on connait, entre moralisation et punition. Historiquement, L’Église Chrétienne a toujours montré ses velléités à disputer les prérogatives de l’État. Si une radicale séparation des pouvoirs entre cette dernière et l’État français a été nécessaire, il est aujourd’hui disproportionné de suspecter l’Islam de vouloir prendre le pouvoir en France. La poignée d’Islamistes qui, loin s’en faut, ne se superposent pas aux musulmans français, ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. L’Islam est une religion de paix dans laquelle, au contraire de la religion chrétienne, les fidèles n’ont pas besoin d’intercesseur pour accéder à Dieu, l’imam y étant consultatif et même facultatif.
Lettre sur la tolérance de Locke (1689) et liberté de conscience
Au terme des longues et sanglantes guerres de religion (de la réforme au Second Empire) qui aboutiront aux Traités de Westphalie, c’est justement la liberté de culte qui est promulguée, « La paix des religions » dans une évolution qui déconstruit la solidarité de l’État et de l’Église Chrétienne. Les Lumières ne feront qu’achever par leurs oeuvres écrites et leurs discours le bienfondé de cette direction. Le Traité sur la tolérance de Voltaire paru en 1763 portera cent ans après les voix de ceux qui en appelaient à ce progrès, comme Locke et sa Lettre sur la tolérance (1689) ou Spinoza dans les derniers chapitres de son Traité théologico-politique de 1670. Toutes les religions doivent être tolérées sur le sol français, sauf si elles portent atteinte à l’ordre public.
Atteinte à l’ordre public ?
Les femmes musulmanes sont en droit de porter le voile aujourd’hui, mais certaines le portent aujourd’hui par réaction aux injonctions et difficultés que leur oppose l’État français. Se faire bousculer, sermonner par un état français qui a du mal à cacher son racisme derrière l’argument de la laïcité, devrait pousser toute personne saine d’esprit à se braquer.
Que penser de l’atteinte à l’ordre public d’un certain aspect du mode de vie occidental qui exhibe les corps nus des femmes sur les abribus, qui ne parvient pas à rendre inaccessibles les films pornographiques et tolèrent des scènes crues dans les jeux vidéos particulièrement misogynes ? Dans cette perspective, les pouvoirs publics voudraient que le port du voile soit un outrage à la femme dans les sociétés occidentales. On peut incriminer le voile de la musulmane, mais quid de la franco-française se voilant la face pour ne pas voir ce qui la concerne elle-même ? Il coûte moins cher de pointer la paille dans l’œil de sa voisine que d’exiger le respect de propres droits.
L’anorexie des filles, la violence faite aux femmes, la misogynie, les féminicides, le harcèlement sexuel, les postes, métiers et salaires discriminés n’ont pas de frontières.
Si la liberté doit pouvoir se situer entre les deux extrêmes que sont l’exhibitionnisme et le niqab, le voile se situe près du milieu, en équilibre.
La liberté de conscience
Si la Révolution de 1789 a institué le droit inaliénable et universel de « liberté de conscience », c’est-à-dire la liberté de croyance religieuse sous condition qu’elle ne porte pas atteinte à l’ordre public, ce n’était pas pour que deux-cent cinquante ans après, ce même droit soit aliéné pour des personnes françaises, malencontreusement pas catholiques et issues de l’immigration.
Le droit de la Nation, qui émane du peuple, peut-il se porter arbitrairement contre les règles de la nouvelle « philosophie moderne de l’individu » (3) héritée de la Déclaration de Droits de l’Homme de 1789, exactement comme le faisait autrefois l’Église ? C’est ce que fait pourtant l’État français aujourd’hui, brandissant en censeur la Laïcité.
La loi de 1905 porte sur les professeurs, mais pas sur les élèves
C’est pendant les régimes précédant le Second Empire, que se dessine en germe le fameux dévoiement dont parle Roland Pfefferkorn dans son analyse, où le Concordat de 1801 constitue un net coup d’arrêt du processus de laïcisation, dans ce qu’il revient sur la séparation de l’Église et de l’État. L’argument serait alors la stabilité de l’État et même : le bien de la religion ! (ibid)
La liberté de conscience est la véritable ligne de mire de la laïcité. On ne peut que constater son contraire aujourd’hui mis en œuvre, qui instrumentalise justement la laïcité pour nuire à la liberté de penser. Comment doit-on comprendre, sinon, cette opiniâtreté à charger les femmes voilées musulmanes, qui sont prétendument victimes de discrimination de genre, d’une deuxième charge au nom de la laïcité, à savoir celle d’affronter des siècles de discrimination en un geste un seul, retirer leur voile, sous l’œil paternaliste de « La France Laïque » ? Le courage qu’on leur demande, sachant les supposées difficultés qu’elles traversent, les femmes catholiques l’ont-elles eu, lorsqu’elles étaient harcelées sexuellement, violentée, violées ? Quid des féminicides dans la population « franco-française » ?
La laïcité, une valeur toujours à défendre
L’effort de laïcisation reprendra néanmoins d’une date clé à l’autre, aboutissant à la loi de 1905, qui porte sur les professeurs, mais pas sur les élèves. Or, la polémique sur le voile a commencé par la stigmatisation de lycéennes à Creil.
La loi de 1905 protège pourtant: « la liberté de penser, d’opinion et de religion », « y compris dans sa dimension collective et publique », la neutralité des autorités et des et services publics concernant les cultes qui ne peuvent plus être reconnus ou subventionnés par l’État et que ce dernier n’a pas vocation à contrôler ; et l’égalité des citoyen·nes entre eux.elles quelle que soit leur orientation religieuse et leur manière de croire ou de ne pas croire. » (ibid)
Au passage, Roland Pfefferkorn compare les polémiques sur le port du voile aux anciens débats sur le port de la soutane de l’époque, afin d’éclairer les enjeux des différents camps. (ibid)
Les trois impensés
Roland Pfefferkorn rappelle surtout dans son dernier chapitre que la naissance du concept de laïcité s’est faite dans un contexte d’andro-centrisme, d’ethnocentrisme et d’orientation bourgeoise, les trois impensés ou « points aveugles » (ibid) qui peuvent rendre vaines et néfastes certaines discussions actuelles.
Et le souvenir du code de l’Indigénat de l’Algérie coloniale, qui instituait ses peuples non blancs comme non civilisés donc inférieurs rappelle trop la norme en métropole qui instituait à la même époque les femmes comme inférieures en droits et en capacités. L’évidence qui stipule que la primauté des élites paternalistes sur les peuples inférieurs serait un schéma immuable, celle de la logique des forts sur les plus pauvres et les non « éduqués », se retrouve aujourd’hui toujours dans l’école, à peine masquée. Ces trois angles morts forment, pour Roland Pfefferkorn, un cadre non moins éclairant que les victoires de la laïcité.
La laïcité à reconquérir
L’esprit de la laïcité prend un nouveau coup à partir de 1914, dans un resserrement de l’État et de l’Église (et le Vatican) toujours hostile à l’école publique mixte de la république, une nouvelle entente qui aboutit même à une dérogation pour l’Alsace-Moselle lors du retour de ces trois départements à la France (ibid).
L’esprit de la laïcité prend un nouveau coup à partir de 1914, dans un resserrement de l’État et de l’Église (et le Vatican) toujours hostile à l’école publique mixte de la république, une nouvelle entente qui aboutit même à une dérogation pour l’Alsace-Moselle lors du retour de ces trois départements à la France (ibid).
Une catho-laïcité
C’est ce qui incitera Roland Pfefferkorn valider le terme de catho-laïcité pour ce qui est du régime français d’après 1945, au vu de ses concessions et ses nouvelles dérogations faites à l’esprit de laïcité sous la pression de l’Église catholique, qui trouvent leur acmé dans la bronca autour du port du voile. L’affaire de Creil débouche ainsi sur une dérogation à l’avis du 27 novembre du Conseil d’État (qui rendait compatibles le port du voile et la laïcité), par la loi de 2004.
Guerre culturelle
Cette loi est en réalité en contradiction avec la laïcité des débuts, visant, selon l’auteur, à travers leur voile, les femmes musulmanes. Certains comme lui s’inquiètent des conséquences d’une telle loi aux champs peu définis, qui peuvent l’apparenter à l’instrument d’une « guerre culturelle ». Pour comble, cette loi de 2004 contrevient au texte de 1905 en Alsace-Moselle, car elle fait l’objet sur ces territoires d’une application immédiate.
L’islamophobie
Une islamophobie décomplexée s’installe alors dans le paysage médiatique français qui, à la conférence des évêques de France de 2018, voit un président Macron parler de « réparer le lien entre l’Église Chrétienne et l’État ». La suite de ce dévoiement de la laïcité trouvera son expression dans la « loi séparatisme de 2001 »
1) Recension du livre de Roland Pfefferkorn par René-Omar Llored sur openedition.org
2) Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire (Armand Colin,1949) cité dans la recension de René-Omar Llored
- Sociologue français, auteur, professeur émérite de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre du laboratoire CNRS Dynamiques européennes (Dyname – UMR 7367)
- Membre de l’Union rationaliste et co-rédacteur en chef de la revue Raison présente.
René-Omar Llored, “Roland PFEFFERKORN, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée”, Revue européenne des sciences sociales mise en ligne à partir du 15 September 2022